Neuf millions de pauvres, un chiffre exagéré
La France compte neuf millions de pauvres selon le seuil de pauvreté le plus souvent utilisé. Une approche discutable du phénomène. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Publié le 24 octobre 2024
https://inegalites.fr/pauvre-exageration - Reproduction interditeLa France compte neuf millions de pauvres selon les données 2022 de l’Insee. Comment est-ce possible, dans l’un des pays les plus riches au monde ? À quoi correspondent ces chiffres largement utilisés dans le débat public sans se préoccuper de la méthode de calcul ?
Jusqu’à la fin des années 2010, le seuil de pauvreté le plus souvent utilisé en France était équivalent à la moitié du niveau de vie médian, celui qui partage en deux la population : autant gagne davantage, autant gagne moins. On emploie couramment le terme du « seuil à 50 % ».
Depuis, l’Insee met en avant, le plus souvent, la définition européenne de la pauvreté, c’est-à-dire le seuil à 60 % du niveau de vie médian. Ce bond de 50 à 60 % a tout changé. Pour l’année 2022, le premier seuil est de 1 000 euros, le second, de 1 200 euros. Passer d’un seuil à l’autre fait quasiment doubler le nombre de pauvres, de cinq à neuf millions.
Afficher un chiffre élevé permet de frapper les consciences et d’appeler à la solidarité. La statistique joue un rôle important dans le débat public et peut influencer les politiques mises en œuvre. L’intention est louable tant la pauvreté heurte nos valeurs, mais la pratique est risquée et même contre-productive. Pour le comprendre, il faut entrer dans la machine à calculer de la pauvreté, ce que seule une poignée d’experts font. L’immense majorité des commentateurs utilisent le seuil de pauvreté comme allant de soi, ce qui n’est pas le cas.
Expliquons-nous. Le seuil de pauvreté désormais le plus utilisé est équivalent à 60 % du revenu médian [1]. Ce revenu, de 2 000 euros mensuels pour un célibataire en 2002, partage la population en deux : la moitié gagne moins, l’autre plus. Le seuil est donc de 1 200 euros pour une personne seule (60 % multiplié par 2 000). En dessous de ce seuil, une personne est considérée comme pauvre.
Poursuivons. Selon l’Insee, ce même seuil équivaut à 1 800 euros pour un couple sans enfant et à 3 000 euros pour un couple avec deux enfants de plus de 14 ans (voir notre tableau). À ces niveaux de vie, on est bien éloigné des publics qui ont recours aux associations caritatives. Ainsi, la moitié des personnes pauvres aidées par le Secours catholique a moins de 550 euros par mois, moins de la moitié du seuil de pauvreté à 60 %. Ce seuil de 1 200 euros pour une personne seule prend en compte des situations sociales hétérogènes, qui vont de ce que l’on appelait il y a quelques années le « quart monde » aux milieux sociaux très modestes.
Effets pervers
Le problème, c’est qu’à force d’élargir le concept de pauvreté, celui-ci change de sens. Ce qui a deux effets pervers. Premièrement, il attise les discours qui relativisent l’importance du phénomène : « Le pauvre qui vit dans un HLM, qui a sa télé, son portable et les aides sociales est-il vraiment pauvre ? ». Un discours répandu chez les personnes âgées qui ont connu des périodes où les revenus étaient beaucoup moins élevés : le seuil de pauvreté en 2022 équivaut – une fois l’inflation déduite – au revenu médian des années 1970. Autrement dit, les pauvres d’aujourd’hui qui se situent au niveau du seuil de pauvreté disposent quasiment du niveau de vie des classes moyennes de cette époque !
Deuxièmement, cette conception élargie de la pauvreté alimente la critique du modèle social français. Comment se fait-il qu’on en soit là alors que l’État dépense autant ? On se souvient de l’expression « pognon de dingue », employée par le président de la République Emmanuel Macron [2]. De quoi changer de perspective : « Si les pauvres en sont là, c’est qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait et que la société, à force d’aides, ne les « incite » pas assez à reprendre le travail ».
Devant la misère qui persiste dans notre pays, on peut comprendre que toutes celles et ceux qui luttent sur le terrain souhaitent mettre en avant les chiffres les plus élevés possibles
Devant l’ampleur des injustices, devant la misère qui persiste dans notre pays, on peut facilement comprendre que toutes celles et ceux qui luttent sur le terrain s’indignent et souhaitent mettre en avant les chiffres les plus élevés possibles. Ce phénomène est accentué dans un univers médiatique où, pour se faire entendre, il faut dramatiser sans cesse, aller toujours plus loin. Malheureusement, une conception extensive de la pauvreté risque de se retourner contre eux.
Ces raisons conduisent l’Observatoire des inégalités à opter dans ses analyses, quand c’est possible, pour le seuil à 50 %, tout en publiant les chiffres pour les autres seuils, à 40 % et 60 %. C’est aussi le cas de l’OCDE, l’organisme qui regroupe les pays riches, dans ses études.
Il n’existe aucun seuil de pauvreté naturellement juste et chacun peut voir le monde comme il l’entend, mais derrière ce débat se profile une façon de comprendre notre société. Il en est de même avec les inégalités en général, les travailleurs pauvres ou la fracture sociale, que certains voient « exploser » en France en permanence. Exagérer un phénomène social, même avec la meilleure volonté du monde, n’aide pas à le résoudre, au contraire. Cela galvanise les troupes des convaincus mais ne mobilise pas au-delà. Et au final, c’est le modèle social français qui en pâtit.
Définir les contours de la pauvreté ne doit pas pour autant conduire à minimiser le phénomène en se concentrant sur une poignée d’exclus. On remarquera au passage que l’exagération de la pauvreté a souvent pour pendant une conception restrictive de la richesse aux 1 % les plus aisés pour se dédouaner d’une solidarité plus large. Au seuil à 50 % du niveau de vie médian – seuil plus restrictif – notre pays compte déjà cinq millions de pauvres. Un niveau suffisant pour justifier tous les appels à la solidarité.
Seuils de pauvreté mensuels selon le type de ménage Unité : euros | |||
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Seuil de 40 % | Seuil de 50 % | Seuil de 60 % | |
Personnes seules | 811 | 1 014 | 1 216 |
Familles monoparentales avec un enfant de moins de 14 ans | 1 054 | 1 318 | 1 581 |
Couples sans enfant | 1 216 | 1 520 | 1 824 |
Couples avec deux enfants de moins de 14 ans | 1 703 | 2 129 | 2 554 |
Couples avec deux enfants de plus de 14 ans | 2 028 | 2 535 | 3 040 |
Source : Insee – Données 2022 – © Observatoire des inégalités
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Louis Maurin
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