Analyse

La ségrégation culturelle du territoire s’accentue

La ségrégation culturelle du territoire a augmenté entre 1999 et 2008. C’est dans les communes où la part des diplômés était la plus élevée que celle-ci a le plus augmenté. Au niveau des quartiers, la ségrégation s’accroît surtout dans les territoires les plus défavorisés. Une analyse de Louis Maurin. Extrait de la note d’information Compas études.

Publié le 7 décembre 2012

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Éducation Niveau d’études

Il est désormais courant de dénoncer l’enrichissement des riches, en se focalisant sur une poignée d’ « hyper-riches » dont les revenus ont progressé de façon démesurée ces dernières années. Mais est-on vraiment au cœur des inégalités qui structurent la société française ? Un autre processus, bien moins souvent décrit, se déroule sous nos yeux : une ségrégation culturelle croissante du territoire, fondée sur le diplôme.

Le rôle du titre scolaire

En France, le titre scolaire est sacré [1]. Les catégories diplômées – sorte de « bourgeoisie culturelle » - disposent d’une légitimité que l’ancienne bourgeoisie économique n’avait pas toujours. Les inégalités au sein de notre société en
sont solidifiées. Ces nouvelles couches sociales vivent de plus en plus souvent entre elles. Il ne s’agit pas d’une poignée de quartiers fermés qui font couler beaucoup d’encre (les « gated communities »), mais d’une structuration bien plus profonde du territoire et à peine visible, d’abord entre les villes, mais aussi à l’intérieur de celles-ci. Une ségrégation mise en avant il y a quelques années par un certain nombre de chercheurs [2] et qui continue à prendre de l’ampleur.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Pour le comprendre, nous avons calculé de façon détaillée l’évolution des niveaux de diplôme pour chaque ville de France, et pour chaque quartier. Quelle que soit l’échelle que l’on utilise, quelle que soit la taille de la ville observée, entre 1999 et 2008, la part de bac+2 et plus augmente davantage dans les villes qui étaient déjà les mieux loties en 1999. A l’inverse, les villes qui comptaient la proportion la plus forte de peu diplômés (inférieur au brevet d’études professionnelles) sont celles où cette part a le moins diminué, quand elle n’a pas augmenté.

Pour l’ensemble de la France, la part des diplômés de niveau bac+2 et plus (les diplômés de l’enseignement supérieur) a augmenté de 18 à 23,8 % entre 1999 et 2008, selon le recensement de la population. Si l’on prend toutes les communes de plus de 1 000 habitants, Fourqueux (Yvelines, moins de 5 000 habitants) est celle qui connaît la plus forte concentration de diplômés en 2008 : 66 % des habitants sont dans ce cas, soit presque trois fois la moyenne du pays, en hausse de 9 points depuis 1999. Parmi les villes de plus de 5 000 habitants, les communes de Montrouge (47 000 hab.) et Issy-Les-Moulineaux (120 000 hab.) en banlieue parisienne sont celles où la croissance a été la plus vive (+15 et +14 points) : la part des diplômés du supérieur y atteint 50 % en 2008, soit deux fois plus que la moyenne nationale.

En bas de l’échelle, parmi les villes qui comptent peu de diplômés, rares sont les communes qui se distinguent comme Petit-Quevilly (en Seine-Maritime), qui
a vu cette proportion augmenter de sept points, mais de 9 à 16 % seulement... Dans des villes comme Oyonnax (Ain), La Courneuve (Seine-Saint-Denis) ou Grigny (Essonne), déjà parmi celles où l’on compte le moins de diplômés, la croissance a été inférieure à 2 %.

Assez logiquement, on obtient une image opposée quand on observe les villes qui comptent la proportion la plus grande d’habitants faiblement diplômés, ayant au un niveau inférieur au BEP. Dans ces communes, la proportion de peu diplômés baisse le moins. Entre 1999 et 2008, cette part a diminué de dix points pour l’ensemble du pays, de 46,4 % à 36,6 %. La Grand-Combe (Gard) arrive en tête des petites communes avec 63 % de peu diplômés et Clichy-sous-Bois (Seine-Saint Denis) pour les plus de 20 000 habitants avec 57 %. A la Grand-Combe, cette proportion a diminué de six points. Mais elle a augmenté de 0,6 point à Clichy, seule ville de France de plus de 20 000 habitants avec Oyonnax à être dans ce cas.

Vu des quartiers

Si l’on se place au niveau des quartiers, la France offre un visage légèrement différent. Tout en haut de la hiérarchie de ceux où l’on trouve le plus de diplômés, on a principalement des quartiers de Paris et de sa banlieue Ouest. Dans certains, qui se situaient déjà au sommet (plus de 66 % de diplômés), la part des diplômés augmente assez faiblement ou stagne. A ce niveau, on assiste à une sorte de plafonnement. Mais globalement, la croissance reste la plus élevée dans les quartiers qui étaient déjà les mieux dotés, ce qui n’empêche pas de fortes hausses dans des quartiers relativement moins diplômés.

Pour comprendre ce qui se passe à l’intérieur des villes françaises, nous avons calculé un indice qui compare la répartition par diplôme dans chacun des quartiers d’une ville donnée et une répartition égale à la moyenne de la ville observée. La concentration des diplômés de l’enseignement supérieur au sein des quartiers a évolué depuis 1999 de façon très différente selon les villes, augmentant à Aix-en-Provence, Strasbourg [3] ou Nancy, diminuant au Havre, à Limoges ou à Rouen. En revanche, la concentration des peu diplômés est frappante. Elle s’est accrue presque partout, Montreuil, Nancy et Rennes détenant la palme.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces évolutions. Niveau de diplôme et de revenu vont souvent ensemble : la concentration des diplômés est d’abord liée à l’évolution des prix des loyers, qui repousse souvent hors des centres-villes, notamment dans les cités périphériques, les couches les moins aisées qui n’ont pas de titre scolaire. Mais tous les diplômés n’ont pas les moyens de se loger dans les quartiers les plus aisés, en particulier les plus jeunes. Ils investissent une partie des anciens quartiers de centre-ville, où le prix au m2 est moins cher. A côté des quartiers chics déjà hyper favorisés des grandes villes, ceux de la bourgeoisie économique traditionnelle, naissent de nouveaux îlots, où la richesse culturelle domine davantage. Cette concentration reflète aussi l’importance des stratégies éducatives de ces catégories diplômées, qui correspondent à la volonté d’éviter à leurs enfants la fréquentation de jeunes des catégories populaires et favoriser ainsi leur réussite scolaire. La ségrégation par le haut devient un moteur de la reproduction sociale.

A l’opposé, les quartiers les moins favorisés (souvent ceux de la politique de la ville) se vident d’une partie des catégories moyennes attirées par l’habitat périurbain. Tous les regards sont rivés sur la concentration dite « ethnique » [4]dans une poignée de quartiers « sensibles », alors que la ségrégation sociale s’effectue par le bas et par le haut d’une manière bien plus étendue, non pas sur la base de l’origine migratoire mais selon le milieu social. Il faudrait s’interroger sur les processus sociaux qui sont en œuvre, bien plus puissants que ne l’est le « communautarisme ethno-culturel » souvent mis en exergue. Ce mécanisme de ségrégation alimente le ressentiment des catégories sociales rejetées au loin des centres-villes : dans les banlieues comme dans le périurbain. Même si, contrairement à une thèse à la mode, les habitants de la couronne pavillonnaire sont bien plus favorisés en moyenne que ceux qui demeurent consignés dans les grands ensembles. Au bout du compte, une concentration choisie des diplômés entre eux, s’oppose à une concentration subie des plus défavorisés, le plus souvent dans le logement social.

La mixité existe toujours

Il ne faut pas dramatiser la situation à l’excès. Une grande majorité de quartiers continue à héberger des populations de milieux sociaux différents. La présence de jeunes diplômés moins favorisés du point de vue des revenus dans certains quartiers en renouvellement peut aussi contribuer à la mixité. Mais le mouvement actuel est puissant, et renverser la situation appelle la mise en œuvre de politiques de très long terme. Au niveau de l’ensemble de la France, pour que chaque catégorie soit représentée sur le territoire national dans chaque quartier en proportion de sa part dans la population, il faudrait que 30 % des Bac+2 et plus déménagent et que ce soit le cas de 23 % de ceux qui ont au maximum le certificat d’études... Un exercice purement théorique, mais qui montre l’ampleur de la ségrégation.

Les politiques de logement, et en particulier du logement social, ont un rôle majeur à jouer : il faut passer de la rénovation des cités à l’implantation du logement social là où il fait le plus défaut, non dans les villes et les quartiers qui en sont déjà pourvus. D’autres cartes peuvent être jouées, comme l’amélioration de l’habitat hors territoires fléchés comme « prioritaires », des réseaux de transport, l’implantation des commerces ou des lieux culturels hors des centres-villes favorisés. Dans le domaine scolaire, un redécoupage de la carte scolaire dans un sens moins ségrégatif et la redistribution des moyens entre établissements à un niveau bien plus large qu’au sein des seuls territoires de l’éducation prioritaire ne ferait pas de miracle, mais irait dans le bon sens.

Voir le classement des 50 villes de plus de 20 000 habitants dans la note d’information Compas études n°4, novembre 2012.

Le niveau de diplôme de la population française

A peine plus d’un Français adulte sur huit dispose d’un diplôme supérieur à bac+2. Moins d’un quart se situe à bac+2 et plus. Dans notre pays, les classes moyennes vues du côté du diplôme sont détentrices au mieux d’un BEP. Plus du quart de la population a au mieux le certificat d’études. L’image de la France des diplômées est doublement déformée. D’une part, la concentration des pouvoirs dans la capitale est associée à une concentration des populations qualifiées : l’espace dans lequel évoluent les commentateurs n’a rien à voir avec la moyenne de la France, la proportion de personnes disposant d’un diplôme de bac+2 et plus y est deux fois supérieure. D’autre part, on confond très généralement le niveau de la population adulte, qui comprend des générations anciennes, et celui des jeunes sortants du système. On oublie bien vite la profonde mutation qu’a connu notre pays : dans les années 1960, moins d’un jeune sur dix était bachelier.

Extrait de la note d’information Compas études n°4, novembre 2012, du Compas.

Une version synthétique de ce texte est parue dans Le Monde du 21 novembre 2012.

Photo / © MurielleB - Fotolia.com


[1Voir « Les sociétés et leur école - Emprise du diplôme et cohésion sociale », François Dubet, Marie Duru-Bellat, Antoine Vérétout - Seuil, 2010.

[2Voir par exemple : « Le Ghetto français », Eric Maurin, La République des idées- Seuil, 2004. « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? », Edmond Préteceille, revue Sociétés Contemporaines, n°62, 2006.

[3Voir par exemple “Strasbourg à l’épreuve de la ségrégation”, Compas études n°1, mai 2012.

[4Qui n’a d’ailleurs que très peu à voir avec la notion « d’ethnie » d’un point de vue anthropologique...

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Date de première rédaction le 7 décembre 2012.
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