Point de vue

L’égalité à l’épreuve du marché

La solidarité est-elle soluble dans le marché ? Lorsque le jeu de la concurrence met en péril des mécaniques solidaires plus ou moins bien huilées jusqu’alors, des règles permettent-elles de restaurer ce qui peut l’être ?...Le point de vue de Pierre-Yves Geoffard, chercheur au Cnrs, extrait du journal Libération.

Publié le 15 décembre 2003

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Revenus Modes de vie Âges Femmes et hommes

La solidarité est-elle soluble dans le marché ? Lorsque le jeu de la concurrence met en péril des mécaniques solidaires plus ou moins bien huilées jusqu’alors, des règles (du jeu, justement) permettent-elles de restaurer ce qui peut l’être ? C’est à de telles questions que la Commission européenne s’est attaquée, en présentant le 5 novembre une proposition de directive sur « l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans la fourniture de biens et de services ». Par exemple, la solidarité entre les hommes et les femmes impose-t-elle que les hommes doivent payer le même prix que les femmes pour une coupe de cheveux ?

En l’occurrence, le projet de directive exclut explicitement la coiffure de son champ, mais concerne au premier chef les produits d’assurance : assurance vie, assurance automobile, santé, vieillesse. Comme les salons de coiffure, les compagnies d’assurances vendent un curieux service, dont le coût de fabrication dépend de la nature de celui qui l’achète. Pour ce qui est de l’assurance, le risque couvert dépend de certaines caractéristiques de l’assuré (e). Ainsi, la mortalité est fortement liée à l’âge, mais aussi au sexe : à 60 ans, une femme peut espérer vivre en moyenne 25 ans, soit 5 ans de plus qu’un homme ; pour une compagnie d’assurances, le versement de 1 000 euros par mois jusqu’au décès de l’assuré est ainsi plus onéreux lorsqu’il s’agit... d’une assurée. A l’inverse, les accidents de la route sont moins graves lorsque le conducteur est une conductrice. Dans de nombreux pays de l’Union, les produits d’assurance reflètent ces différences : comme une banale coupe de cheveux, un contrat d’assurance vie est plus coûteux pour une femme, tandis qu’en matière d’assurance auto, les hommes paient plus cher.

Le projet de directive européenne vise à interdire de telles pratiques, jugées « discriminatoires ». Enthousiaste, Anna Diamantopoulo, la commissaire européenne chargée de l’emploi et des affaires sociales, y voit une « proposition totalement novatrice, faisant appel à la solidarité entre les femmes et les hommes dans la société européenne ». Même si l’on peut s’interroger sur les visions de la solidarité qu’une telle proposition révèle (est-il juste que les jeunes conductrices prudentes paient plus, afin que les jeunes casse-cou paient moins ?), ses intentions sont louables. Cependant, elle souffre d’un excès d’optimisme sur l’harmonie du fonctionnement des marchés. Mise en œuvre sans précaution, une telle réglementation pourrait en fait produire l’inverse de l’effet recherché.

En effet, faut-il le rappeler, le métier d’assureur repose sur des techniques d’évaluation du risque. Lorsqu’il est avéré que, en moyenne, les assurés d’un certain type coûteront plus cher que les autres, l’assureur est face à deux options : traduire cette différence dans le prix du produit ; chercher à décourager de tels clients. Lorsque la première possibilité est interdite, la seconde stratégie est particulièrement active. Dans de nombreux pays, l’âge et le sexe ne peuvent être des critères utilisés dans le prix d’un contrat d’assurances (notamment en santé). On y observe souvent que les assureurs tentent par de nombreux moyens d’attirer en priorité les clients les plus profitables, autrement dit de « sélectionner les risques ». Après tout, c’est de bonne guerre, mais cette course à l’échalote peut aboutir à une situation où, de fait, l’accès à certains produits d’assurance devient difficile pour certains groupes de gens. Lorsque ces pratiques ne sont pas explicitement interdites par la loi, elles peuvent prendre une forme très brutale : l’achat d’assurance décès est ainsi très difficile pour les personnes souffrant ou ayant souffert de certaines maladies graves, ce qui peut empêcher l’accès aux crédits immobiliers. Lorsque la loi les interdit, la sélection des risques prend des chemins plus détournés, mais les effets peuvent être identiques. Pour ne prendre qu’un exemple, un assureur santé suisse proposait récemment d’informer sur ses contrats toute personne en faisant la demande, par SMS, depuis un téléphone portable. Difficile de ne pas voir que les personnes âgées seront sans doute moins sensibles que les jeunes à cette campagne d’information...

Face à cette réaction prévisible des marchés, deux réponses politiques sont possibles. Tout d’abord, une option est la mise en place d’une assurance publique, dont le caractère obligatoire et unique simplifie bien des contraintes. Cependant, pour en rester à un cadre concurrentiel plus diversifié, alors l’instauration de prix unique doit s’accompagner de la mise en place de mécanismes « solidaires » entre assureurs. Selon de tels systèmes dits « de compensation des risques », un assureur couvrant une population plus coûteuse reçoit pour cela une compensation de la part d’autres assureurs moins exposés au risque. Ceci permet alors, au moins en principe, de restaurer l’attrait pour les clients « moins profitables », et donc de lutter contre la sélection des assurés. En somme, la solidarité pourrait s’appuyer sur le marché ; mais seulement dans le cadre de règles du jeu au moins aussi fines et subtiles que ne le sont les joueurs.

Ce texte est paru dans Libération, lundi 24 novembre 2003. © Libération.

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Date de première rédaction le 15 décembre 2003.
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