Point de vue

La construction du ras-le-bol fiscal

« Ras-le-bol de payer autant d’impôts ! » C’est le discours ambiant, à droite comme à gauche : les Français paient trop d’impôts. Le bluff des plus aisés a marché : le président a décrété la pause fiscale. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 10 septembre 2013

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Revenus

L’impôt sur le revenu est plus faible en France qu’ailleurs

Dans le débat public, quand le terme « impôt » est employé, le citoyen pense « impôt sur le revenu », celui qui réduit le plus les inégalités parce que le taux de prélèvement augmente avec le revenu (on dit qu’il est « progressif »). La construction du « ras-le-bol » d’ailleurs a été amorcée par la presse à la fin de l’été, au moment de l’envoi des premières feuilles d’impôt sur le revenu. Pourtant, la France est l’un des pays où celui-ci est le plus faible, même quand on y adjoint la contribution sociale généralisée. Mité par les niches et autres dégrèvements, les impôts directs sur le revenu ne représentaient que 7,3 % du PIB en 2010, l’un des plus bas des pays comparables de l’OCDE, contre 8,8 % en Allemagne et 10 % au Royaume-Uni.

Les comparaisons internationales de prélèvements obligatoires n’ont aucun sens. L’artifice utilisé pour dénoncer le poids de l’impôt sur le revenu est de mettre en avant le chiffre de l’ensemble des prélèvements (impôts, cotisations, taxes diverses), parmi les plus élevés au monde. L’ensemble des taxes représentait 42,9 % de la richesse nationale en 2010, moins que le Danemark (47,6 %) mais bien plus que le Royaume-Uni (34,9 %). Ce chiffre n’a pas de sens car il compare des services rendus totalement différents selon les pays [1]. Les Anglais paient moins d’impôts, mais déboursent davantage de leur propre budget individuel pour l’école des enfants ou les retraites. En termes de niveau de vie, cela revient au même. La France a choisi de répondre collectivement à certains besoins, pour garantir un accès universel. La France dépense plus que les autres en matière d’éducation non parce que l’école coûte plus cher [2], mais parce que sa natalité est dynamique et que l’accueil des jeunes enfants est gratuit dès trois ans. On pourrait réduire l’impôt en rendant la maternelle payante, il n’est pas certain que les Français approuveraient. Plus de la moitié de l’écart de prélèvements entre la France et la moyenne européenne résulte de notre système de retraites : non parce que les retraites sont plus élevées, mais du fait de l’ampleur du baby-boom et de la hausse du taux d’activité féminin dès les années 1960.

Sommes-nous allés trop loin depuis 2011 ?

Les seules données précises portent sur l’année 2010 : il faut au moins trois ans pour disposer de données fiables, et prendre en compte, par exemple, les remboursements d’impôts ou les statistiques des 36 000 communes de France. Les comparaisons portant sur 2013 – pourtant archi-utilisées, sans parler de 2014 - sont fantaisistes : l’impôt sur le revenu n’a même pas été collecté, on ne connaît pas le niveau du PIB [3]… De fait, des hausses d’impôts ont été décidées en 2011 et 2012 et les plus aisés commencent à en percevoir les effets. En 2012 et 2013, l’ensemble des prélèvements obligatoires [4] a été augmenté par le biais de mesures nouvelles portant sur un montant de 50 milliards, dont 30 pour l’Etat [5]. Ces hausses représentent 6 % des recettes fiscales et l’équivalent de 2,5 % de la richesse nationale. On est très loin du montant des cadeaux fiscaux enregistrés entre 2000 et 2011. En 2010, Gilles Carrez, député et président de la commission des finances à l’Assemblée, les avait chiffrées entre 101 et 119 milliards : une politique sans effet sur la croissance, qui a considérablement accru les déficits et la dette publique. Bien loin aussi d’un prétendu « matraquage » fiscal [6].

Les partisans du ras-le-bol oublient aussi que les hausses décidées par la précédente comme la nouvelle majorité portent sur des catégories aux revenus élevés, voire très élevés [7], très au-delà des classes moyennes. Après impôts et prestations sociales, une personne seule entre dans la tranche des 10 % aux revenus les plus élevés à partir de 3000 euros mensuels... Des catégories qui continuent malgré la crise à voir leurs revenus croître, alors que les plus pauvres enregistrent une baisse nette de leurs ressources [8].

D’où vient le « ras-le-bol ? »

C’est le ministre de l’économie lui-même, Pierre Moscovici, qui s’en est inquiété. Mais ce n’est pas nouveau au Parti socialiste. Dès 1988, François Mitterrand en était convaincu et l’écrivait dans sa « Lettre à tous les Français » [9]. D’où le ministre de l’économie tient-il son information ? Un article du quotidien « Le Monde » [10] donne la clé du mystère : de conversations de salon (ou de plage) durant ses congés ! « On ne lui a parlé que de ça du petit déjeuner au dîner ». Etonnante façon de se forger un jugement.

Quand le café du commerce ne suffit plus, on convoque les sondages. « Bien sûr que oui ! », répondent les Français aux enquêteurs qui leur demandent s’il faut payer moins d’impôts, comme d’ailleurs ils le font depuis des années. Après trois semaines de matraquage médiatique sur le sujet, 49 % des Français disent ressentir « tout à fait » un « ras-le-bol fiscal » et 35 % « plutôt » selon un sondage CSA-Nice matin par le dimanche 15 septembre. Logique. On répondra toujours « oui » au sondeur à cette question qui n’engage à rien. Comme on répond « oui » à la question « Voulez-vous plus de pouvoir d’achat ? ». De la même façon, on répondra affirmativement aux questions « Voulez-vous moins d’élèves par classe ? » ou « Voulez-vous améliorer les conditions de vie des personnes âgées démunies ? », etc. En décembre dernier, 81 % des Français estimaient qu’il est légitime de demander aux plus riches de payer davantage… (Sondage Ifop-Le Figaro, 20 décembre 2012).

Il existe pourtant des enquêtes d’opinion plus sérieuses, parce que répétées d’année en année sur de vastes échantillons, que les simples sondages ponctuels. En particulier une enquête du ministère des affaires sociales sur la perception du système de protection sociale. Sa dernière publication nous apprend par exemple que 53 % des Français estiment que l’Etat n’intervient pas assez sur le plan économique et social, contre 20 % qui pensent l’inverse et 25 % qu’il intervient comme il faut [11]. En 2002, les chiffres étaient quasiment identiques. Mais rien ne dit, bien entendu, qu’ils sont vraiment prêts à mettre la main à la poche pour cela…

Quel rôle jouent les médias ?

Le concert médiatique autour du ras-le-bol fiscal a été à peu près parfait. Reste à comprendre pourquoi. Une partie des journalistes savent bien que les comparaisons internationales sont totalement faussées, mais sont hostiles par principe à l’impôt. Ils trouveront toujours qu’ils sont trop élevés. La crise et le fait que les hausses aient été décrétées à l’origine par la précédente majorité les avaient rendus atones jusque récemment. Une autre partie pêche par ignorance. Qui, parmi les journalistes français, a consulté les bases de données obscures de l’OCDE ? Il faut pour cela cliquer ici. Une partie de la presse relaie un sens commun, admis dans les médias « sérieux », sans se poser plus de questions. Le phénomène actuel est la réplique exacte de ce qui s’est passé dans les années 2000 et qui a entraîné la mise en place d’une politique de baisses d’impôts [12], impérieuse nécessité largement partagée par l’opinion médiatique durant des années [13].

Qui est pénalisé en matière d’impôts ?

Refuser la démagogie ambiante n’empêche pas de chercher à comprendre les populations chez qui le discours anti-fiscal peut trouver un écho. Il y a d’abord les jeunes célibataires des catégories moyennes, qui ont oublié leur scolarité quasi-gratuite, qui profitent peu du système de protection sociale parce qu’ils n’ont pas d’enfants, tombent rarement malades, se situent au-dessus des conditions de ressources des allocations logement et voient l’horizon de leur retraite s’éloigner. Ils paient un impôt sur le revenu important rapporté à leurs ressources (un ou deux mois de salaire), comparé aux familles aisées qui profitent du quotient familial, du rabais pour l’emploi d’une femme de ménage ou d’autres niches fiscales. Ces jeunes, en particulier ceux qui vivent en centre-ville, voient par ailleurs leur niveau de vie sérieusement grevé par des charges de logement très élevées. On a là une source à creuser, souvent négligée [14].

De leur côté, les catégories moyennes ont peu bénéficié des politiques sociales et fiscales au cours des dernières années. Il s’agit ici des catégories qui sont effectivement au milieu de la distribution des revenus, autour de 1 600 euros par mois pour l’équivalent d’une personne seule (2 500 pour un couple), et non les couches « moyennes-supérieures », des catégories aisées déguisées en « moyennes » pour faire passer la pilule des cadeaux fiscaux. D’un côté, elles ont vu se développer les politiques sous conditions de ressources pour les catégories populaires, dont elles sont écartées : les allocations logement s’arrêtent juste à leur niveau… De l’autre, elles n’ont pas profité du pactole des politiques de baisse d’impôts menées entre 2000 et 2010.

Que faire ?

On peut faire œuvre de pédagogie, expliquer à ceux qui s’estiment surtaxés que finalement ils profitent, ont profité et profiteront de l’action publique, de l’école à la police en passant par les remboursements de soins et les retraites, leur expliquer les conséquences des baisses d’impôts et le fait qu’un système d’école payante ou de retraite par capitalisation serait pire pour leur porte monnaie. Il n’en demeure pas moins qu’il faudrait aussi réfléchir à l’universalité de notre système de recettes et de dépenses, qu’il s’agisse de l’Etat comme de la protection sociale. A trop « cibler » sur les riches et les pauvres, on risque de tout perdre [15]. La redistribution est justifiée par le fait que chacun mette la main au porte-monnaie. Trop ciblée, elle perd en légitimité. Quand bien même l’effort demandé reste modeste en regard de l’enrichissement des couches aisées, le ras-le-bol vient aussi de là.

Une opération payante... pour les couches aisées

L’objectif du discours actuel sur le poids des impôts est d’éviter que les augmentations aillent plus loin. Il a payé pour les plus riches : la pause fiscale a été décrétée par le président de la République. Mais la réalité se rappelle à l’exécutif, qui vient d’annoncer une hausse prochaine des cotisations sociales pour préserver le système de retraites, ce qui ne va pas améliorer notre place dans les classements internationaux et entraîner de nouveaux débats… Le plus piquant dans l’affaire c’est qu’un sondage indique que « l’opinion » ne « croit pas » à la pause fiscale (70 %, selon un sondage CSA-Les échos du 5 septembre 2013) : ce qui pour le coup est une preuve de réalisme…

A l’évidence, la démagogie fiscale ne produit guère de gains en politique, comme le montrent la déroute de la gauche en 2002, celle de Nicolas Sarkozy en 2012 et l’effondrement de la popularité de l’exécutif actuel. L’immense erreur du gouvernement est d’avoir menti en prétendant ne pas augmenter les impôts tout en le faisant, de façon totalement désordonnée… Un discours de rigueur sur la nécessité d’un effort collectif partagé assorti d’économies pour répondre aux besoins collectifs non satisfaits serait probablement mieux accueilli que le brouhaha fiscal actuel.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Auteur de « Déchiffrer la société », ed. La découverte, 2009.

Part des impôts sur le revenu dans le PIB
Unité : %
Part de l'impôt sur le revenu dans le Pib
Danemark24,3
Suède12,7
Belgique12,2
Italie11,7
Canada10,8
Norvège10,1
Royaume-Uni10,0
Australie9,9
Autriche9,5
Allemagne8,8
Pays-Bas8,6
Etats-Unis8,1
Irlande7,5
France7,3
Espagne7,0
Portugal5,6
Japon5,1
Grèce4,4
Total OCDE8,4
Comprend la contribution sociale généralisée.
Source : Ocde - 2010


Part des prélèvements obligatoires dans le PIB
Unité : %
Part des impôts dans le Pib
Danemark47,6
Suède45,5
Belgique43,5
Italie42,9
Norvège42,9
France42,9
Autriche42,0
Pays-Bas38,7
Allemagne36,1
Royaume-Uni34,9
Espagne32,3
Portugal31,3
Canada31,0
Grèce30,9
Irlande27,6
Japon27,6
Australie25,6
Etats-Unis24,8
OCDE33,8

Source : OCDE - 2010

Photo / © mat75002 - Fotolia.com


[1Voir « Dépenses publiques : des comparaisons piégées », Louis Maurin, Alternatives Economiques, n°327, septembre 2013.

[2Les enseignants sont plutôt moins bien payés et le nombre d’élèves par classe important

[3La richesse nationale produite une année donnée.

[4Voir « Rapport sur les prélèvements obligatoires et leur évolution, projet de loi de finances 2013 »

[5Une partie des commentateurs mélangent les hausses liées à des mesures nouvelles et celles liées à une progression du niveau de vie des plus riches…

[6Voir « Matraquage fiscal ? Rééquilibrage plutôt", Guillaume Duval, Alternatives Économiques, 26 août 2013.

[7Ce qui d’ailleurs n’est pas forcément une bonne idée, voir plus loin.

[9Le discours sur la « fuite » vers l’étranger des contribuables est exactement similaire, parfois présenté de façon assez grotesque.

[10« Le risque d’un « ras-le-bol » fiscal inquiète les responsables du PS », Le Monde, 24 août 2013.

[11« Suivi barométrique de l’opinion sur la santé, la protection sociale, la précarité, la famille, la solidarité », ministère des affaires sociales, janvier 2013.

[12« Fiscalité, un débat à l’envers », Louis Maurin, Le Monde, 16 février 2000

[13Il y aurait matière à s’interroger sur les difficultés de la presse aujourd’hui : est-ce « la faute à Internet » et au « lecteur qui ne lit plus » ou à un décalage entre la production journalistique et la réalité de notre société ?

[14Voir « Qui veut payer des impôts ? », Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 8 février 2007

[15Il existe effectivement une dose de démagogie dans le « faire payer les riches », si répandu à gauche (largement préférable au populisme qui consiste à désigner les plus pauvres comme des assistés et les immigrés comme des parasites). Les riches ont un avantage : ils ont beaucoup d’argent et se sont énormément enrichis ces dernières années, mais un gros inconvénient, ils sont peu nombreux.

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Date de première rédaction le 10 septembre 2013.
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