Analyse

Des couples inégaux devant la justice

La justice familiale touche des justiciables de tous milieux sociaux. Comment l’institution fait face à la diversité des situations sociales qui lui sont soumises ? Quelles inégalités produit ou maintient cette justice de masse ? Par Sibylle Gollac et Julie Minoc, membres du Collectif Onze, auteures de l’ouvrage « Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales », paru aux éditions Odile Jacob en 2013.

Publié le 21 janvier 2014

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Modes de vie Catégories sociales Femmes et hommes Lien social, vie politique et justice

La justice familiale touche des justiciables de tous les milieux sociaux, des hommes autant que des femmes. Étudier le traitement judiciaire des séparations conjugales permet ainsi d’examiner comment l’institution fait face à la diversité des situations sociales qui lui sont soumises. L’enquête sociologique menée par le Collectif Onze combine l’observation de 330 audiences dans les services des affaires familiales de quatre tribunaux de grande instance en France avec le dépouillement de plusieurs centaines de dossiers judiciaires. Elle met au jour les inégalités produites par cette justice de masse, qui consacre davantage de temps et de moyens aux couples nantis qu’à ceux des classes populaires, tout en contribuant au maintien des inégalités entre hommes et femmes.

« Deux poids, deux mesures »

Une justice sous pression

Un juge aux affaires familiales (JAF) traite seul plus de 800 affaires par an, qu’il s’agisse de divorces ou de contentieux sur les modalités de prise en charge d’enfants de parents non mariés. Evalués selon des indicateurs purement quantitatifs, les juges sont tenus de « rationaliser » leur activité tout en préservant une certaine exigence et un intérêt à leur pratique professionnelle. Ils opèrent ainsi un tri entre les affaires, pour gagner du temps sur des dossiers considérés comme « simples » (les affaires de « petites pensions ») et s’appesantir sur des dossiers jugés plus « complexes » (litiges relatifs à la résidence des enfants et au droit de visite et d’hébergement ou affaires de « gros sous »). Cette sélection a des effets qui ne sont pas neutres socialement et qui aboutissent à un traitement inégal des différents publics des affaires familiales.

Des pauvres entendus moins longtemps

Les désaccords sur la résidence des enfants ou le droit de visite et d’hébergement donnent lieu à des audiences de 27 minutes en moyenne, qui concernent des justiciables de milieux sociaux très variés, contre 17 minutes seulement pour les litiges portant sur la seule pension alimentaire, cette dernière moyenne masquant des disparités importantes. Ainsi, sur les 330 audiences observées, sept ont duré plus d’une heure : cinq concernaient la garde des enfants, les deux autres des demandes de pension alimentaire à des pères chefs de grosses entreprises. D’un côté, les « petites » affaires de pension alimentaire sont décrites comme de simples « histoires de calcul » auxquelles les JAF consacrent le moins de temps possible. De l’autre, les « grosses » affaires, portant sur des patrimoines conséquents, vont de pair avec des montages financiers complexes et, par conséquent, avec une mobilisation significative des magistrats pour rentrer dans le détail des épais dossiers. Dans l’un des tribunaux enquêtés, les juges formaient même exceptionnellement des collégiales pour fixer des prestations compensatoires [1]. de montant supérieur à 100 000 euros. Autrement dit, pour traiter les litiges considérés comme « sensibles » dans des conditions acceptables, l’institution judiciaire économise avant tout sur les affaires des moins nantis tandis qu’elle continue à investir ses moyens pour celles des plus riches. Les pratiques de la justice reflètent ici, entre autres, les inégalités de revenus et de patrimoine. Il est compréhensible qu’elle consacre des moyens plus importants aux affaires les plus complexes, ce qui l’est moins c’est le peu de considération portées aux « petites » affaires.

Et, bien que les juges aux affaires familiales insistent sur l’assistance qu’ils apportent aux justiciables sans avocat, la présence d’un conseil force l’attention des magistrats. Si l’on s’en tient aux affaires de parents non mariés (la présence d’un avocat n’y est pas obligatoire), la durée moyenne des audiences est de 13 minutes lorsqu’aucun avocat n’accompagne les justiciables, de 17 minutes lorsque l’un des deux est conseillé et de 27 minutes lorsque deux avocats sont présents. Or, dans ces mêmes procédures, 64% des hommes ouvriers et 68% des employés ne sont pas assistés contre 55% des hommes cadres ou 48% des professions intermédiaires.

Du reste, être assisté d’un avocat, cela ne signifie pas seulement avoir la chance d’être entendu plus longuement par le juge, c’est aussi être davantage armé pour présenter son affaire à l’audience. Et, l’observation des audiences révèle une maîtrise très inégale du langage et des codes judiciaires. Savoir se soustraire tactiquement au regard inquisiteur de la justice tout en étant entendu quand on le souhaite, en s’engageant dans des procédures à la fois plus rapides et moins intrusives, en est un bon exemple.

Des riches qui attendent moins longtemps

Ainsi, d’après l’examen de 400 dossiers archivés en 2007, près de la moitié des procédures qui concernent des hommes cadres, professions intellectuelles et professions intermédiaires sont ouverts suite à une requête commune des deux ex-conjoints, contre 20 % des dossiers impliquant un homme ouvrier. En investissant davantage les procédures à l’amiable, par définition négociées en amont, les membres des classes moyennes et supérieures s’assurent un traitement rapide de leur affaire, tout en laissant peu de prise aux juges pour interférer dans leurs affaires personnelles. De fait, il apparaît que les plus riches bénéficient d’un règlement plus rapide de leurs affaires : d’après notre base de dossiers archivés, les parents, mariés ou non, ayant déposé une requête concernant la prise en charge de leurs enfants attendaient la décision du juge 118 jours en moyenne lorsque le père était cadre, 138 jours pour un père de profession intermédiaire, 173 jours pour un employé et 192 jours pour un ouvrier.

Cela tient d’abord aux types de procédures engagées : à l’amiable ou contentieuses, de divorce ou « hors mariage ». Les procédures « hors divorce » (qui concernent les couples non mariés) sont effectivement davantage utilisées par les parents employés, ouvriers ou sans profession. Or, les modes d’évaluation de l’activité des chambres de la famille donnent la priorité au règlement des divorces. Les parents non mariés attendent ainsi en moyenne sept mois pour voir les modalités de la prise en charge de leurs enfants officiellement réglées, contre quatre mois pour ceux qui divorcent, ce qui joue mécaniquement en défaveur des plus modestes.

Mais, même entre parents non mariés, les disparités s’accentuent : un père ouvrier attend en moyenne quatre mois de plus qu’un père cadre. Délais liés à l’obtention d’une aide juridictionnelle, difficultés de convoquer des justiciables en situation précaire, quelle qu’en soit la raison, la décision de justice est rendue plus lentement pour les foyers qui en ont souvent le plus besoin (par exemple, les mères seules à bas revenu, pour toucher une pension ou l’allocation de soutien familial).

Une justice qui reconduit les inégalités entre femmes et hommes

Si la justice familiale concerne toutes les classes sociales, elle oppose aussi systématiquement un homme à une femme (jusqu’à l’ouverture du mariage et de l’adoption aux conjoints de même sexe en 2013). On sait que dans le cadre de la vie conjugale, les femmes accomplissent l’essentiel des tâches domestiques [2], le plus souvent au prix de leur carrière professionnelle (inactivité, cessations temporaires d’activité, travail à temps partiel, renoncement aux professions les plus chronophages) [3]. Ce sacrifice se traduit par des revenus salariaux et des retraites nettement inférieurs à ceux de leur conjoint. Après la séparation, ces inégalités se maintiennent, voire s’aggravent : différentes études montrent [4] que le niveau de vie des femmes baisse nettement après la séparation, tandis que celui des hommes se maintient ; et les femmes continuent à assumer massivement la garde des enfants (environ 80 % des enfants de parents séparés vivent exclusivement avec leur mère, et c’est encore plus massivement le cas lorsqu’ils sont en âge préscolaire). Quelle est la part de l’activité judiciaire dans cet état de fait ?

Une prise en charge maternelle rarement remise en cause

Parce que les juges doivent faire vite, ils entérinent le plus souvent les demandes des parents en matière de résidence des enfants. Or, comme le montre un rapport remis au ministère de la Justice sur un large échantillon , dans plus de 90 % des cas, la mère a la garde des enfants sans que le père exprime un autre souhait. Les juges prennent donc, en la matière, des décisions standardisées (résidence chez la mère, « droit de visite et d’hébergement classique » un week-end sur deux chez le père), qui s’imposent comme une évidence aux justiciables. Les magistrats ont rarement le temps de faire émerger d’autres solutions plus originales et adaptées pour des mères qui se sont déjà beaucoup investies dans la prise en charge de leurs enfants et des pères qui bouleverseraient difficilement leurs choix (ou contraintes) professionnelles.

La non-reconnaissance du travail féminin

Parce que les juges doivent prendre des décisions rapides et pérennes (ils veulent éviter que les justiciables ne reviennent), ils fixent aussi des pensions alimentaires relativement basses. Ils vérifient avant toute chose la solvabilité du parent non gardien (généralement le père) et s’enquièrent plus rarement du coût réel de l’éducation des enfants, uniquement lorsque le revenu du père leur donne une certaine latitude de décision. Ce coût est alors défini de façon minimaliste, restreint à certaines dépenses strictement dédiées aux enfants, à l’exclusion par exemple du logement. Ainsi, les pensions alimentaires n’excèdent 300 euros par mois que dans 7 % des cas. Dans un tiers des affaires, le parent non gardien est jugé insolvable et dans un autre tiers la pension fixée est inférieure à 150 euros. Ces montants de pension sont évidemment très loin de recouvrir les dépenses faites pour les enfants et, au-delà, le poids de leur prise en charge sur la carrière professionnelle et donc majoritairement sur le revenu des femmes séparées, à court et à long terme.

Il s’agit là du point aveugle des audiences aux affaires familiales. L’absence chronique de cadre de discussion de la dette des hommes envers leurs ex-conjointes en matière de production domestique, au sein de l’institution judiciaire, contribue à maintenir l’invisibilité et la gratuité du travail domestique féminin au-delà des séparations conjugales. Il existe certes une reconnaissance juridique des inégalités de situation économique potentiellement engendrées par la vie conjugale : la prestation compensatoire. Celle-ci reste cependant limitée, le dispositif étant réservé aux couples mariés, soit la moitié seulement environ des couples qui judiciarisent leur séparation. L’union libre comme le Pacs n’ouvrent en effet pas le droit à cette prestation. Et en pratique, les prestations compensatoires ne concernent aujourd’hui qu’un divorce sur huit, sans que le montant fixé ne permette aux bénéficiaires de parvenir à un niveau de vie comparable à celui de leur ex-conjoint, quand bien même leur prise en charge exclusive des tâches domestiques a permis à ce dernier de faire carrière et de parvenir au niveau de vie qui est le sien. Par ailleurs, les pères les plus pauvres ne sont effectivement pas à même de rémunérer le travail gratuit de leurs ex-conjointes, qui sont pourtant fréquemment les plus démunies. La justice aux affaires familiales, parce qu’elle repose sur un code civil qui ne prévoit que des compensations financières entre particuliers (ici entre deux ex-conjoints), se révèle ainsi particulièrement inadaptée pour compenser les inégalités entre hommes et femmes, et participe au contraire à leur reproduction malgré les bouleversements de la vie conjugale.

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[1Capital destiné « à compenser, autant qu’il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions respectives » des époux (art. 270 du code civil).

[2Roy Delphine, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee Première, n° 1423, novembre 2012.

[3Maruani Margaret, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2011.

[4Voir par exemple : Uunk Wilfred, 2004, « The economic consequences of divorce for women in the European Union : The impact of the Welfare State arrangements », European Journal of Population, n°20, p.251-285.

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Date de première rédaction le 21 janvier 2014.
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