Point de vue

Les ABCD de l’égalité : un abandon symbolique

Les ABCD de l’égalité seront abandonnés à la rentrée 2014. Nouvelle reculade politique du gouvernement devant la polémique sur la diffusion de « la théorie du genre ». Le point de vue de Nina Schmidt, de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 30 juin 2014

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Éducation Femmes et hommes

Les ministres de l’Education nationale et des Droits des femmes ont confirmé le 30 juin dernier l’abandon des « ABCD de l’égalité » expérimentés dans les écoles depuis la rentrée 2013, et annoncé leur remplacement par un « plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école ». Le gouvernement fait un pas en arrière dans le domaine de la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes.

Exit donc l’ABCD de l’égalité filles-garçons. Ce programme expérimenté dans 600 classes de primaire de dix académies volontaires depuis la rentrée 2013, qui avait pour objectif de sensibiliser les acteurs de l’éducation et les élèves aux stéréotypes, a été remisé par le ministre de l’Education apparemment sous la pression de ses opposants.

Ce dispositif avait commencé à former des inspecteurs(trices) d’académies et des conseillers(ères) pédagogiques et à sensibiliser les enseignant(e)s du 1er degré lors d’une demi-journée de formation, de septembre à novembre 2013. A partir de la Toussaint jusqu’à mars 2014, le dispositif a été expérimenté en classe : les enseignant(e)s, accompagné(e)s par les inspecteurs(trices) et conseillers(ères) pédagogiques, ont dédié une séquence d’enseignement à l’égalité femmes-hommes, à l’appui des fiches pédagogiques téléchargeables sur le site du Centre national de documentation pédagogique (Cndp) [1].

D’avril à juin 2014, le programme est entré en phase d’évaluation en vue de sa généralisation. Les enseignants l’ayant expérimenté ont pourtant « fait part de leur satisfaction quant à la formation qui leur a été donnée », et ont exprimé « largement le besoin de disposer de supports adaptés pour conduire leurs élèves à des prises de conscience des dimensions variables dans lesquelles s’incarne l’égalité des filles et des garçons », écrivent les auteurs du rapport d’évaluation de l’ABCD remis au ministre [2]. Il n’en sera rien. L’affaire est classée sans suite. Pourtant, le ministre de l’Education loue les mérites d’« un dispositif pionnier qui a permis aux enseignants d’améliorer leurs pratiques et d’éviter les clichés qu’ils véhiculaient inconsciemment en parlant de l’ « heure des mamans » à 16h30 » [3]. Bref, les ABCD de l’égalité étaient tellement bien qu’il les abandonne et les remplace par encore mieux, par plus « ambitieux » [4]. Un plan de formation des enseignants à la culture de l’égalité, qui intègrera dans leur formation initiale un module consacré à l’égalité des sexes et, pour ceux déjà en exercice, la possibilité de bénéficier de formations sur le sujet, à leur demande, va succéder. Une mallette pédagogique proposant des outils pour lutter contre les stéréotypes sera également mise en ligne. Laissant ainsi à la discrétion des enseignants le soin d’y recourir.

Ce « vaste plan » camoufle une reculade de plus de ce gouvernement devant la polémique provoquée par le mouvement de la « Manif pour tous », en réaction à la loi autorisant le mariage pour tous. L’expérimentation de l’ABCD est pourtant lancée dans les classes à partir de novembre 2013, elle passe alors inaperçue au titre d’une expérimentation de plus. Mais le 2 février 2014, la Manif pour tous défile dans la rue dénonçant la procréation médicale assistée et la gestation pour autrui, que contiendrait le projet de loi Famille [5]. Les manifestants en profitent pour réclamer l’abandon de l’ABCD de l’égalité, qu’ils accusent d’être un outil de « la diffusion de l’idéologie du genre » [6]. Dans la foulée, le mouvement des « journées de retrait de l’école » appelle les parents à ne pas envoyer leurs enfants en classe, notamment en répandant la rumeur que les enseignants, dans le cadre de cet ABCD, « apprenaient à leurs élèves à se masturber ».

Alors qu’il était resté ferme sur le mariage pour tous, le gouvernement cède sur un programme qui, même s’il était d’ampleur modeste, s’adressait à des enfants et, pour une fois, prenait la question des inégalités entre les sexes à la racine. Le spectacle est désolant : la ministre des Droits des femmes abandonne un programme de lutte contre les inégalités femmes-hommes, alors que ces accusations se répètent de décennie en décennie dès que l’on ose affirmer « qu’il y a une part culturelle et donc construite dans ce qui s’appelle le masculin et le féminin », comme le rappelle l’inspectrice générale de l’éducation nationale honoraire, Martine Storti [7]. Il est fondamental de faire réfléchir les enfants et ceux qui les forment, aux rôles stéréotypés des filles et des garçons dans notre société. Ces attributions sont bien le terreau des inégalités car elles enferment les individus dans des attitudes, des compétences, des destins, à l’encontre des droits et des libertés de chacun. Derrière ces attaques portées à l’ABCD de l’égalité, il y a le refus de remettre en cause ces assignations, et avec, l’ordre social établi, aussi inégalitaire soit-il, que ces rôles présupposent.

Le ministre de l’Education laisse les enseignants se débrouiller seuls avec leur « liberté pédagogique » [8]. Finalement, ceux qui monteront au créneau pour défendre ce projet abandonné seront peu nombreux. Les syndicats d’enseignants n’ont que très peu réagi, ils ne se battront pas, peut-être lassés de ces expérimentations pour rien. Ils ont sans nul doute souffert dans l’aventure : que répondre, sans véritable soutien de sa hiérarchie, quand on est accusé de diffuser la théorie du genre et d’apprendre la masturbation à vos élèves ? Bizarrement, les associations féministes, qui avaient pourtant appelé à la généralisation de cet ABCD, ne sont pas non plus montées au créneau : croient-elles vraiment à la nouvelle version du « vaste plan » ? Seuls quelques experts indépendants, d’ailleurs plutôt des expertes, se sont exprimés [9].

Ce nouvel abandon, dernier avatar d’une longue suite dans les domaines fiscaux ou scolaires, est très symbolique. Que restera-t-il donc du quinquennat à force de reculer ? Un mariage pour tous qui concerne 7 000 personnes par an. L’abandon de l’ABCD est à l’image d’un gouvernement de l’opinion, fondé sur les sondages et favorable à celui qui sait le mieux faire entendre sa voix et répandre des rumeurs. Que vont en penser la grande majorité des parents que l’on n’entend pas, mais qui voient être abandonné un outil intelligent pouvant aussi au passage les aider dans l’éducation de leurs enfants ? Au-delà, à force de reculs, s’installe un épais brouillard sur l’action publique : le citoyen ne sait plus qui fait quoi, qui dirige et où l’on va. A force de détricoter des mesures, le gouvernement dévalorise l’action politique et les valeurs qui vont avec.

Photo : affiche réalisée et récompensée dans le cadre du concours « Jeunesse pour l’égalité » (édition 2014).


[1Il existe précisément dix fiches (deux en français, trois en éducation artistique, cinq en sport), proposant un déroulé de séquence, des objectifs et des conseils pédagogiques.

[2« Evaluation du dispositif expérimental « ABCD de l’égalité » », coordonné par Viviane Bouysse, ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, juin 2014.

[4Lire par exemple : Un plan « très ambitieux » pour remplacer les ABCD de l’égalité, le Jdd, 29 juin 2014.

[5Sans pour autant que cela ne soit inscrit noir sur blanc dans ce projet.

[6Le genre est un concept utilisé en sciences sociales pour désigner les différences non biologiques entre hommes et femmes. L’expression « théorie du genre » est utilisée par ses opposants qui défendent l’idée que les différences entre les femmes et hommes sont avant tout d’ordre naturel.

[8« Benoît Hamon : « je veux que l’école cesse d’être un champ de bataille » », le 7/9, France Inter, 30 juin 2014.

[9Muriel Salle par exemple, maîtresse de conférences à Lyon 1 et formatrice pour les ABCD, « renoncer à cause d’une frange ultraminoritaire de gens d’extrême droite serait une faute politique grave, dramatique pour les filles et les garçons », Les ABCD de l’égalité mis au rebut, l’Humanité, 29 juin 2014. Ou encore Martine Storti, inspectrice générale, citée plus haut.

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Date de première rédaction le 30 juin 2014.
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