Proposition

L’équation solidarité-emploi

Contre le discours dominant selon lequel il faudrait réduire la solidarité pour relancer l’emploi, Jean-Paul Fitoussi, auteur de La démocratie et le marché (Grasset, 2004) suggère de restaurer l’ordre des raisons, soit : agir pour réduire le chômage ... pas la solidarité.

Publié le 14 mars 2004

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Emploi Chômage

Selon le discours dominant, le choix de la solidarité, en renchérissant le coût du travail, découragerait l’embauche.
La solidarité , dans une société où règne un chômage de masse persistant, revient très cher. Cette constatation, pour évidente qu’elle soit, révèle de façon explicite les deux voies qui peuvent être empruntées pour réduire ce coût. La première suppose que la société devienne moins solidaire, la seconde qu’elle ne s’accommode plus d’un niveau durablement élevé de chômage. Il faudrait donc, pour faire des économies, soit se débarrasser de la solidarité, soit vaincre le chômage.

La seconde voie semble apparemment impraticable - on aurait tout essayé pour l’emprunter -, si bien que seule la première paraît accessible. Elle serait de surcroît la plus productive. Le discours dominant affirme, en effet, qu’il existerait une relation entre solidarité et chômage, telle qu’une réduction de la première permettrait le retour au plein emploi. Car le choix de la solidarité, en renchérissant le coût du travail, découragerait l’embauche. Parce qu’il réduit le salaire net, il affaiblirait du même coup l’incitation au passage de l’inactivité à l’activité.

Il ne fait aucun doute que cette grille de lecture était présente à l’esprit des partenaires sociaux lorsqu’ils sont parvenus à l’accord sur l’indemnisation du chômage, dont l’un des effets fut de réduire la durée des périodes d’indemnisation et donc d’accroître de façon importante le nombre de chômeurs en fin de droits dès janvier 2004. Malgré cette conséquence franchement négative, pour ne pas dire laide, sur une catégorie de la population déjà fragilisée, les partenaires sociaux ont dû consentir à une (légère) augmentation des cotisations chômage pour éviter une dégradation encore plus importante du système d’indemnisation.

On perd finalement sur les deux tableaux - le coût du travail augmente, et les conditions de vie des chômeurs deviennent encore plus difficiles.

L’exigence d’équilibre à court ou à moyen terme des comptes de l’Unedic est particulièrement illogique, puisqu’elle revient soit à réduire l’indemnisation du chômage, soit à renchérir le coût du travail, lorsque le chômage augmente. Quel sens cela a-t-il de concevoir un régime d’indemnisation du chômage conditionnel au niveau du chômage lui-même, d’autant plus généreux que le risque de chômage est faible et d’autant moins qu’il est élevé ? Peut-on imaginer meilleure façon d’accroître l’incertitude, de compliquer la vie des personnes en brouillant leurs repères ? C’est que l’on espère ainsi que les chômeurs, travaillés par l’anxiété de se retrouver sans ressources ou presque, mettront davantage d’ardeur dans leur recherche d’emploi, comme on espère que les salariés mettront davantage d’ardeur au travail si la réforme de leur statut rend leur condition plus précaire.

L’accoutumance à l’exclusion finit toujours, après un temps de déploration, par reporter la responsabilité de celle-ci sur les exclus eux-mêmes. L’air du temps a complètement intégré ce type de raisonnement. Le palmarès des gouvernements est maintenant établi à partir de leur capacité à conduire ces réformes qui permettent le plus de réduire le degré de solidarité. Le « courage » du chancelier Schröder est unanimement salué, car l’Agenda 2010 qu’il a proposé va loin dans la direction de la réduction des droits sociaux.

Admettons qu’il s’agisse, en effet, de la meilleure stratégie. Ne risque-t-elle pas pourtant de conduire à une impasse politique ? Il est heureux que dans un régime démocratique il faille en permanence se préoccuper de l’acceptabilité sociale des réformes proposées. Or il est aisé de comprendre pourquoi la société est très réticente à toute réduction du degré de solidarité lorsque les temps sont difficiles.

En période de croissance lente et d’aggravation du chômage, les insécurités économiques et sociales augmentent : c’est leur subsistance quotidienne que nombre de personnes redoutent de ne plus pouvoir assurer. Et les promes- ses de lendemains qui chantent ne permettent en rien d’apaiser ces inquiétudes, car c’est le temps présent qu’il s’agit de traverser. Si, en plus, le système de protection sociale devient moins généreux, les insécurités se cumulent, les individus étant davantage livrés à eux-mêmes au moment où ils ont le plus besoin des autres.

Insécurité économique

On pourrait ainsi inverser la causalité qui préside à la pensée dominante. C’est parce que le niveau du chômage est élevé que l’exigence de solidarité est forte et son coût important. D’ordinaire, les assurances ne coûtent pas très cher lorsqu’il y a peu d’accidents.

Mais il est une autre caractéristique de la situation actuelle qui permet de comprendre la force de la demande de sécurité des personnes : dans les grands pays européens, le chômage s’est établi à un tel niveau depuis au moins deux décennies que la mémoire même du plein emploi a été perdue. L’insécurité économique n’en est que plus forte, car plus radicale : la perte d’un emploi peut conduire à une exclusion définitive du marché du travail. Si les périodes de chômage, fût-il de masse, étaient à la fois brèves et suivies de périodes de plein emploi, chacun pourrait ne compter que sur lui-même pour faire face à l’adversité. Assuré de retrouver un revenu, son besoin des autres en serait atténué. La part des dépenses collectives pourrait alors être plus faible, puisque chacun pourrait se cou-vrir par des arrangements privés contre les principaux risques de l’existence.

Mais notons qu’elle pourrait tout aussi bien être plus élevée, le coût de la solidarité étant fortement réduit par le plein emploi. Car dans une telle situation les dépenses sociales sont limitées et le nombre des cotisants au système beaucoup plus important. Le choix social est ainsi beaucoup plus libre de s’exercer, dans un sens ou dans l’autre, lorsque règne le plein emploi : ses déterminants sont alors davantage culturels et anthropologiques que contraints par une doctrine économique ou par la nécessité de « réduire les coûts ».

Mais dans l’insécurité de l’emploi, tous les éléments du système de protection sociale apparaissent nécessaires - la protection du travail, l’assurance-maladie, la retraite, tous les minima sociaux... - car elle signifie précisément que les gens sont dans l’incertitude de pouvoir satisfaire dans le futur aux nécessités de leur propre existence. C’est ce qui explique la forte résistance des sociétés européennes à la réduction de leur protection, et non une préférence pour le loisir. Ce n’est pas qu’elles soient rétives au changement, comme certains l’affirment superficiellement, mais qu’elles vivent en permanence sous la menace du chômage, et qu’elles ont appris à connaître les situations d’exclusion qui peuvent s’ensuivre.

Un affaiblissement du degré de solidarité en situation de chômage de masse conduit ainsi logiquement à une augmentation du taux d’épargne des ménages. La montée des insécurités appelle en retour des comportements plus précautionneux. On ne peut vouloir tout et son contraire en regrettant aujourd’hui que la consommation ne soit pas plus dynamique. En France, en Allemagne, en Italie, le taux d’épargne très élevé, parfois historiquement élevé, témoigne d’une incertitude aggravée. Il ne faut donc guère s’étonner que la croissance en Europe ait manqué de moteurs internes. D’ailleurs, le retour annoncé de la croissance en notre continent est fondé sur l’anticipation d’une reprise économique dans le reste du monde, et non sur les conséquences supposées favorables d’une baisse du degré de solidarité.

On comprend pourquoi, dans l’environnement qui est le nôtre depuis plus de deux décennies, la réforme structurelle la plus urgente est une politique de croissance visant au plein emploi. Seule une telle perspective pourrait modifier le système d’anticipations et d’incitations des agents économiques et permettre aux citoyens de choisir librement le degré de solidarité qu’ils souhaitent. Ils pourraient alors consentir aux réformes qu’ils refusent aujourd’hui pour des raisons d’insécurité. Si les politiques économiques en Europe avaient mis la même détermination à combattre le chômage qu’à terrasser l’inflation, il est hautement probable qu’elles auraient abouti et qu’alors les réformes que par conviction ou par contrainte on dit souhaitables auraient pu devenir possibles.

La situation actuelle est celle d’un blocage : les réformes, revenant d’une façon ou d’une autre à réduire la solidarité, ne peuvent aller très loin en raison de l’intensité de la demande sociale de sécurité ; et nous avons perdu la mémoire des politiques et des temps de plein emploi. Le moment n’est-il pas venu de retrouver nos esprits ?

Article publié par le quotidien Le Monde le 31 janvier 2004 et repris ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Photo / © Tommy - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 14 mars 2004.
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