Entretien

« Annoncer que la pauvreté baisse de quelques dixièmes de points une année ne signifie pas que le phénomène soit éradiqué ». Entretien avec Jérôme Accardo de l’Insee

En pleine crise économique, la pauvreté a reculé en France en 2013 selon l’Insee. Les explications de Jérôme Accardo, chef du département ressources et conditions de vie des ménages à l’Institut.

Publié le 22 octobre 2015

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Revenus Pauvreté

Le nombre de titulaires de minima sociaux augmente, le chômage progresse, et l’Insee nous dit que la pauvreté et les inégalités se réduisent. C’est assez surprenant non ?

C’est pourtant bien ce que nous disent les données sur les revenus. Il faut garder en tête que l’on parle de l’année 2013, non de ce qui se passe le mois dernier. En 2013, on a d’abord une baisse des revenus du patrimoine qui touche surtout les plus aisés, liée à la diminution des taux d’intérêt et des dividendes versés. Ensuite, les impôts ont progressé pour ces catégories. D’ailleurs, la baisse des dividendes elle-même est peut être le résultat d’un effet de report lié à l’application pour la première fois pour ce type de revenus du barème de l’impôt sur le revenu à la place du prélèvement forfaitaire [1]. Dans le même temps, les bas revenus augmentent du fait d’une hausse des minima sociaux et surtout des heures travaillées pour les actifs, ce qui a augmenté leur revenu salarial. En partie, ce peut être lié à l’effet des emplois d’avenir.

Le contexte de 2013 est un peu particulier. Peut-on vraiment en conclure que « les inégalités baissent » ?

Il faut rester prudent. Elles baissent quand on commente les données sur une année. Certains indicateurs sont très sensibles aux effets de seuil, comme le taux de pauvreté ou les tranches de revenus. Il suffit parfois d’une évolution de quelques euros mensuels pour changer la mesure de la situation de centaines de milliers de personnes. Une hirondelle ne fait pas le printemps : annoncer que la pauvreté baisse de quelques dixièmes de points une année ne signifie pas que le phénomène soit éradiqué.

Comment se fait-il qu’à l’automne 2015, on ne publie que des éléments pour l’année 2013 ? Ne pourrait-on pas accélérer la publication d’informations sur les revenus ?

Il y a une grosse pression pour cela, mais c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. On ne connaît pas les revenus en temps réel. Nous partons des déclarations de revenus. Si l’on prend l’année 2013, les contribuables ont déclaré leurs revenus au printemps 2014. Il faut ensuite tout rassembler et tout traiter. Le ministère de l’Économie nous envoie ces données au plus tôt en novembre de l’année de déclaration, toujours 2014 donc. Ce sont des fichiers énormes, avec des variables qui changent chaque année. Début 2015, ces données-là sont prêtes chez nous. Mais il nous faut aussi les prestations sociales si l’on veut mesurer le véritable revenu disponible. Les Caisses d’allocations familiales ont leur propre système d’information décentralisé et nous ne recevons les données qu’un peu plus d’un an après la fin de l’année où ces revenus ont été perçus. Soit, pour 2013, au printemps 2015. Nous les traitons - il faut les relier avec les données fiscales - et en juillet nous disposons des données. D’où la publication de premières analyses en septembre.

Il est impossible d’aller plus vite ?

On ne gagnera vraiment du temps qu’avec le prélèvement à la source et une évolution de la collecte des données sur les prestations sociales. Ceci dit, si l’on en reste à un niveau général, comme par exemple pour le taux de pauvreté, on peut présenter des données avancées à partir d’échantillons et en simulant les niveaux de prestations. Nous allons publier d’ici la fin de l’année un document qui va dans ce sens.

Quelle est la marge d’erreur sur ces données ?

Elle est de 0,5 point, et en 2013 le taux de pauvreté a baissé de 0,3 point. Cela aussi nous invite à rester prudents, mais cela ne veut pas dire non plus que l’on se trompe en surestimant de 0,5 point la baisse du taux. Il est aussi possible que la diminution soit plus forte que ce que l’on pense.

Est-ce qu’il ne faudrait pas aussi s’interroger sur le seuil de pauvreté mesuré de façon relative ? En 2012, la pauvreté avait baissé du fait de la diminution du niveau de vie médian.

Prendre le taux relatif comme la seule et unique référence et commenter chacun de ses frémissements est une pratique abusive. La pauvreté est définie de façon relative en Europe, en proportion du niveau de vie médian. Nous avons tendance à considérer la mesure de la pauvreté à partir d’un seuil absolu (l’approche retenue aux États-Unis) comme un repoussoir du fait de la difficulté à définir un ensemble de biens et services qui permettent de mesurer ce seuil et à l’actualiser. Nous travaillons depuis longtemps sur la pauvreté en conditions de vie, en mesurant des privations. Il faut faire évoluer cet indicateur, qui intègre une partie trop grande d’évaluation subjective des niveaux de vie. En soi, il n’est pas absurde de demander aux personnes si elles ressentent des difficultés financières, mais on peut avoir des revenus relativement élevés et déclarer de telles difficultés.

Une très grande quantité de données collectées sur les conditions de vie des ménages ne sont pas publiées par l’Insee, alors qu’elles sont pourtant collectées chaque année. Pourquoi cela ?

Tous les ans, nous réalisons en effet une « enquête statistique sur les ressources et les conditions de vie ». Elle alimente notamment les données sur la pauvreté en conditions de vie. La diffusion de ces résultats sur insee.fr par exemple dans notre « Insee références » annuel sur les revenus et les patrimoines, peut certes être jugée bien trop limitée et lacunaire, mais les données sont publiques, n’importe quel chercheur peut y avoir accès. En matière de pauvreté, la recherche académique porte surtout sur les conditions de vie des pauvres à travers des enquêtes de terrain, mais elle pourrait aussi s’intéresser à ces données de manière générale. De notre côté, ce travail de mise en forme et de mise à disposition est coûteux, faire plus ne pourra se faire que de façon progressive.

A revenus équivalents, on ne dispose pas du même train de vie selon ses dépenses en logement. Pourquoi les données de l’Insee ne tiennent-elles pas compte de cela ?

Nous mesurons le revenu disponible, sans tenir compte de l’utilisation de ce revenu, des dépenses engagées, de ce qui « reste à vivre » après les dépenses contraintes. Il n’y a pas que le logement : il faudrait tenir compte de l’endettement, du prix des transports, des transferts familiaux, par exemple. Chaque année, dans notre document « Revenu et patrimoine des ménages » nous publions tout de même des éléments sur les niveaux de vie des locataires et propriétaires en estimant l’avantage dont ces derniers disposent du fait de ne pas payer de loyer. Si l’on inclut cet avantage dans l’exercice, on observe différents effets. Par exemple, comme les propriétaires sont plus âgés, les seniors sont moins nombreux sous le seuil de pauvreté et c’est l’inverse pour les jeunes. L’enquête logement 2013 sera publiée dans les prochains mois, elle apportera aussi des éléments complémentaires car elle a été reliée aux données fiscales sur les revenus : on va pouvoir mesurer plus précisément les taux d’effort notamment.

Propos recueillis par Louis Maurin


[1Auparavant le contribuable avait le choix entre l’impôt sur le revenu et un prélèvement à taux fixe, ce qui avantageait les contribuables aux plus hauts revenus, dont le taux moyen d’imposition était supérieur au taux d’imposition forfaitaire.

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Date de première rédaction le 22 octobre 2015.
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