Point de vue

Inégalités : pourquoi autant d’écart entre les discours et les actes ?

Les inégalités sont à la mode dans le discours politique, mais les décisions ne sont pas à la hauteur. Comment expliquer l’hypocrisie actuelle ? Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 11 mai 2016

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« Quand, au terme de mon mandat, je regarderai à mon tour ce que j’aurai fait pour mon pays, je ne me poserai que ces seules questions : est-ce que j’ai fait avancer la cause de l’égalité ? Est-ce que j’ai permis à la nouvelle génération de prendre toute sa place au sein de la République ?  », promettait François Hollande le 6 mai 2012, au soir de son élection. « Ceux qui ont le sentiment que quoi qu’ils fassent, ils ne pourront pas s’en sortir, doivent être sûrs qu’ils ne seront pas laissés de côté et qu’ils auront les mêmes chances que les autres », s’enflammait Nicolas Sarkozy le 6 mai 2007, quelques instants avant de fêter son élection au Fouquet’s. À gauche comme à droite, l’hypocrisie est grande en matière de réduction des inégalités. Cela ne date pas d’hier : déjà en 1995, Jacques Chirac s’indignait contre la « fracture sociale » … On aurait tort d’en sourire : ces mensonges électoraux ruinent la démocratie et contribuent à la montée de l’extrême-droite.

Mais pourquoi un tel écart entre les discours et les actes ? Dénoncer l’hypocrisie des professionnels de la politique au pouvoir (« tous pourris ») sans essayer d’en comprendre les raisons est un peu simpliste. Réduire l’action publique à un instrument au service de la cause des puissants n’est pas conforme à la réalité. Essayons de comprendre la situation.

Des mesures qui vont dans le sens de la réduction des inégalités ont été prises, par la droite comme par la gauche. Chaque année en France, en dépit de notre appartenance à un système mondialisé, 57 % de la richesse nationale est redistribuée. De l’école à la santé, en passant par les retraites et la sécurité, les services publics nous coûtent un peu plus cher qu’ailleurs, mais offrent une qualité de vie que la plupart des pays du monde nous envient. Pour s’en convaincre, il suffit de discuter d’éducation ou de retraites avec un Anglais par exemple. La comparaison internationale des dépenses publiques n’a aucun sens si on ne regarde pas la facture payée par les ménages pour envoyer leurs enfants à l’école ou financer leurs retraites. Ce que le Français paie en impôt, l’Anglais ou l’Allemand le sortent de leur porte-monnaie.

Pour l’instant, aucun gouvernement n’a réellement taillé en pièce l’Etat social français, comme cela est le cas dans d’autres pays. Dans le domaine des politiques sociales, la précédente majorité a sérieusement augmenté le minimum vieillesse ainsi que l’allocation adulte handicapé (+ 25 %), l’actuelle majorité prévoit d’augmenter le RSA de 10 % de plus que l’inflation sur cinq ans. La « garantie jeunes » [1] est encore bien trop restrictive mais elle va dans le sens d’un minimum social pour les jeunes qui n’ont aucune raison d’en être écartés s’ils sont majeurs. La limitation du temps partiel contraint (loi du 14 juin 2013) ou la mise en place d’un compte prévention pénibilité [2] (décrets de décembre 2015), répondent à des besoins des salariés. La couverture maladie universelle et sa partie complémentaire (instaurée en 2000) ont réduit le nombre de personnes sans couverture santé ou mal couvertes. Même si les besoins demeurent énormes, la construction de logement social a été relancée avec la mise en place du Programme national de renouvellement urbain et de l’Agence nationale du renouvellement urbain en 2003. Parfois à l’issue de conflits importants : la violence des émeutes de 2005 dans les quartiers dits prioritaires a joué un rôle d’accélérateur de la rénovation urbaine bien plus grand que tel ou tel observatoire ou cercle de pensée. Si l’on voulait évaluer l’action publique en matière d’inégalités, il faudrait aussi tenir compte des politiques publiques mises en place aux différents échelons des territoires, des communes aux régions, comme par exemple la rénovation des collèges et lycées.

Par ailleurs, au cours des dernières décennies, des avancées ont été réalisées, quelle que fut la couleur politique des majorités en matière de lutte contre les discriminations selon l’origine, le genre ou l’orientation sexuelle. La création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, intégrée par la suite dans l’ensemble coordonné par le « Défenseur des droits », a constitué un progrès, même si ses pouvoirs restent minces en pratique, comme en témoignent d’ailleurs ses différents rapports [3]. Le droit accordé aux personnes de même sexe de se marier ne concernera qu’une part infime de la population, mais il constitue une avancée symbolique. Si le salaire moyen des femmes rattrape à nouveau celui des hommes, c’est peut-être aussi, pour partie, lié à une prise de conscience des pouvoirs publics. Les cas de discrimination ou de harcèlement sont aussi plus souvent dénoncés et médiatisés qu’auparavant.

Le bilan des politiques publiques n’est donc pas vide [4]. Depuis 20 ans, une partie des politiques publiques mises en œuvre a permis pourtant d’agir contre les inégalités. Mais leur hausse s’explique aussi, en partie, par une crise économique globale. Au crédit des gouvernements qui se sont succédé, il faut ajouter – comme cela n’aura échappé à personne – que notre pays traverse une crise économique comme il n’en a jamais connue. À l’évidence, accroître le recours aux heures supplémentaires (précédente majorité) ou tailler dans le vif des dépenses en pleine période de ralentissement économique (majorité actuelle) freine l’activité et nuit à l’emploi. Cela n’empêche pas de reconnaître que les gouvernements ne portent pas l’entière responsabilité de la panne de croissance, qui dépasse en partie le contexte national : les exportations de la France représentent 29 % de la richesse produite chaque année et jouent un rôle déterminant en matière d’emploi. Depuis dix ans, la croissance n’a jamais dépassé 2,5 %. En 2009, le PIB a même baissé de 3 %.

Tant que le gâteau s’accroît, réduire les inégalités de richesses est plus facile : on peut donner davantage à celui qui en avait moins sans réduire la part qui échouait au plus aisé. Quand ce n’est plus le cas, les choses se compliquent sérieusement. D’une part, le manque d’emplois alimente les inégalités et la pauvreté. D’autre part, l’huile à injecter dans les rouages se fait rare. Il faut faire des choix politiques d’une toute autre ampleur, qui impliquent de vrais sacrifices. Dans le contexte actuel, faire des choix pour réduire les inégalités revient à prendre aux plus favorisés - fut-ce en rognant sur leur part - pour redistribuer à ceux qui le sont moins.

Les plus favorisés sont bien organisés

Les politiques sont loin d’être à la hauteur de la situation. Depuis 2008, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi a augmenté de 3 à 5,8 millions, une hausse de 87 %. Du jamais vu. L’amélioration économique récente tient bien davantage de la baisse du prix du pétrole qu’aux politiques publiques. Côté fiscalité, les hausses d’impôts intervenues de 2011 à 2013 restent très inférieures à l’ensemble des baisses accordées depuis 2000 aux plus aisés. Au total, entre 2003 et 2013, le niveau de vie moyen annuel (après impôts et prestations) des 10 % les plus aisés a augmenté de 3 200 euros alors que celui des 10 % les plus pauvres a baissé de 90 euros. Le poids de la crise porte presque exclusivement sur les couches sociales défavorisées, avec un taux de chômage qui dépasse les 20 %.

Il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que si le bilan est si mince en matière d’actions contre les inégalités, c’est que les catégories favorisées sont bien organisées pour défendre leurs intérêts et limiter l’action publique en matière de solidarité. Les plus aisés du point de vue des revenus font tous leurs efforts pour se déguiser en « classes moyennes dites supérieures » et éviter toute réforme fiscale d’ampleur. En parallèle, les plus diplômés défendent bec et ongles un système scolaire formaté pour leurs enfants. Le conservatisme français va bien au-delà des camps politiques. Ses défenseurs, regroupés en fondations, « think tanks » ou autres associations de défense maîtrisent la parole publique et disposent d’un volume d’exposition médiatique largement supérieur aux autres couches de la société : ils occupent les médias à coups de sondages ou de notes de synthèse. Un grand nombre de commentateurs (éditorialistes, « experts », etc.) sont une courroie de transmission des discours de ces groupes de pression [5].

Le grand écart entre les discours et les actes résulte aussi d’une évolution des partis politiques. Les « discours-programmes » sont rangés au rayon des accessoires au soir de l’élection. Place au marketing [6]. Vous voulez de la gauche (comme les sondages le disent) ? On vous sert du « tous contre les riches » (été 2012). Vous dites à un coin de rue que vous payez trop d’impôts ? On adopte le « ras-le-bol fiscal » (été 2013). Les gouvernements dansent une valse insensée dont la partition est écrite par les instituts de sondage. Le retournement d’orientation de la majorité actuelle constitue du jamais vu dans l’histoire de la Ve République [7]. Il s’agit d’une « stratégie » de communication : virer à droite pour « piéger » l’opposition qui se retrouve obligée de défendre des opinions extrêmes pour se singulariser. Il vaut mieux changer de valeurs pour tenter de gagner l’élection suivante que de risquer de la perdre en les préservant.

Les épisodes de la loi El Khomri sur le travail, comme du contrat première embauche en 2006, sont révélateurs de politiques publiques élaborées par une poignée de conseillers sans épaisseur politique qui peuplent les cabinets de l’exécutif. La plupart sont issus de milieux ultra-favorisés et des filières scolaires les plus sélectives. Ils appartiennent à un camp politique comme un joueur à un club de foot, non par conviction mais par stratégie professionnelle personnelle. Ce système est mortifère pour celui qui le commande de l’Elysée : la démagogie sans pudeur n’a alors plus de bornes, plus de limites – jusqu’à annoncer des baisses d’impôts, une extension de la garantie jeunes et la hausse des salaires des professeurs des écoles l’année de l’élection présidentielle ! Qui peut être dupe d’une manœuvre aussi grossière ? Cette stratégie se retourne contre celui qui la manie : l’orgie de communication et l’absence de convictions dévaluent celui qui s’en sert jusque dans son propre camp. Si l’action du gouvernement actuel est aussi impopulaire, ce n’est pas du fait des mesures de rigueur ou d’austérité, mais bien de son manque de courage et de valeurs. L’électeur attend du politique autre chose que d’être brossé dans le sens du poil.

Réduire les inégalités dans une période de crise impose de donner du sens à un effort collectif, ce qui est incompatible avec le marketing politique. En répondant à des sondages à un coin de rue, chacun aura tendance à déclarer qu’il en veut davantage pour lui (par exemple qu’il veut payer moins d’impôts), quand bien même il serait prêt à contribuer (c’est le sens du mot contribuable) si on lui explique à quoi servent ces impôts et qu’on donne du sens à la solidarité nationale. Si je gagne 3 000 euros mensuels, je peux mettre 100 euros au pot si je sais que celui qui touche 1 500 euros mettra aussi, même de façon beaucoup plus réduite. Le discours de l’été 2012 sur « les riches doivent payer » et la politique de hausse d’impôts se sont logiquement heurtés au mur que nous avions annoncé [8]. Une stratégie qui a finalement été abandonnée.

Voulons-nous l’égalité ?

Au fond, « Voulons-nous vraiment l’égalité ? » [9], questionne le philosophe Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités. Mais qui est donc ce « nous » ? De la « fracture sociale » de Jacques Chirac au discours sur la France plus juste de François Hollande en passant par le rejet récent du projet de loi El Khomri, les Français votent et se mobilisent régulièrement pour ce qui leur paraît aller vers plus d’égalité. Une partie de l’électorat conservateur, cependant, assume clairement ne pas vraiment vouloir plus d’égalité, mais plus de liberté, estimant que cette liberté fera naître plus de richesses. L’hypocrisie du discours sur l’égalité s’applique à ceux qui, tout en tenant des discours virulents sur les inégalités, n’en font pas grand cas en pratique. Ceux-là même ont les moyens de « choisir » le lieu de leur habitation, l’école de leurs enfants, la qualité de leur alimentation ou leurs prochaines destinations de vacances. Toute une partie de la gauche moderne [10] se moque totalement du sort des couches populaires et se focalise sur son devenir.

Ce n’est pas tant le niveau des inégalités, du chômage ou de la pauvreté, qui attise les tensions dans notre société. Nous pourrions supporter bien davantage, comme c’est le cas dans un grand nombre d’autres pays. Ce qui choque, c’est l’écart entre les aspirations des citoyens traduites par leur vote aux élections et la réalité du quotidien. Exaspéré par l’hypocrisie d’une frange privilégiée qui prône l’égalité tout en profitant des inégalités, un pan entier des couches populaires et moyennes se réfugient dans les bras de l’extrême droite. Il existe deux façons de sortir de l’impasse. Soit assumer les inégalités et laisser sur le bord de la route du progrès les moins favorisés, bref, faire entendre au peuple qu’il n’a rien à attendre de la politique. C’est le discours d’une partie des candidats à la primaire républicaine [11]. On peut aussi imaginer agir enfin concrètement pour réduire les inégalités sur la base de mesures concrètes, faisant appel à l’effort du pays tout entier, y compris des politiques au pouvoir. Encore faudrait-il en avoir le courage et la volonté.

Photo/DR


[1Revenu minimum de 461 euros mensuel et action d’accompagnement pour les jeunes de 16 à 25 ans non diplômés, ni en emploi, ni en formation. Pour l’instant, elle n’existe que dans certains territoires. Elle pourrait être généralisée en 2017. Seuls 46 000 jeunes en ont bénéficié en 2015.

[2Compte qui attribue des points en fonction de la pénibilité physique du travail et ouvre droit à des avantages en termes de retraite, de formation ou de réduction du temps de travail.

[3Lire par exemple « Les droits fondamentaux des étrangers en France », Rapport du Défenseur des droits, 9 mai 2016.

[4Pour plus de détails, voir « L’Observatoire des inégalités : 10 ans déjà ! », Observatoire des inégalités, 19 novembre 2013.

[5Pour un seul exemple récent, voir « L’impôt politique, politique de l’impôt », Jean-François Pécresse, Les Echos, 1er mai 2016.

[6Pour aller plus loin : « Pourquoi le gouvernement renonce à réformer les impôts », Observatoire des inégalités, 25 janvier 2013.

[7Le tournant de « la rigueur » de 1983 constitue un changement mais assumé comme tel par le pouvoir de l’époque face à la situation économique. Les baisses d’impôts décrétées en 2000 sous Lionel Jospin étaient de moindre ampleur.

[8Voir « Impôts : les classes moyennes doivent payer », Observatoire des inégalités, 3 juillet 2012.

[9Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, Albin Michel, septembre 2015.

[10Voir « Comment la gauche « moderne » a abandonné les classes populaires », Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 8 janvier 2016.

[11Le meilleur représentant est sans doute François Fillon, ancien premier ministre. Voir www.fillon2017.fr

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Date de première rédaction le 11 mai 2016.
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