Point de vue

Après le non : agir avec classe(s) !

Les résultats du référendum du 29 mai 2005 sur la constitution européenne analysés sous l’angle des inégalités. Le point de vue de Pierre Billion, sociologue, membre de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 8 juin 2005

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Le non massif au référendum du 29 mai dernier sur la constitution européenne résonne comme un véritable tremblement de terre politique. Tous les regards sont tournés vers le gouvernement comme vers ceux qui pourraient prendre de nouvelles responsabilités au sein des partis afin de porter une réponse à la mesure de la protestation exprimée par la majorité de l’électorat. Chacun y va de ses inquiétudes quant au déclin possible de la France en Europe et dans le monde, sur l’immobilisme prévisible des partis dits « de gouvernement » désavoués à droite comme à gauche, ou à propos d’une nouvelle poussée des extrêmes à l’horizon 2007.

La référence au « peuple » est devenue, dans ce contexte de crise politique, un nouveau leitmotiv. Le peuple européen aurait pu s’incarner pour la première fois dans une consultation unique, à une même date, dans l’ensemble des états membres. Mais cette belle occasion est depuis longtemps ratée et l’horizon politique se restreint, pour l’instant, à l’Hexagone. Il s’agit donc du « peuple français » qui devrait être plus que jamais écouté après s’être vivement exprimé. Ce n’est cependant pas du même peuple dont chacun parle, selon ses convictions partisanes : du peuple en tant que nation homogène et close sur elle-même, à la patrie ou à la nation à forte identité culturelle, en passant par les couches populaires ou un hypothétique « peuple d’en bas » celui des « gens », ce fameux « peuple » finit par ne plus avoir d’autre réalité que métaphorique ou rhétorique.

C’est donc à cette « partition du peuple » si l’on peut dire, qu’il faut s’intéresser. Mais pour résister aux populismes de gauche comme de droite, il est peut-être temps de revenir à une notion que l’on croyait à jamais disparue : celle de classe.

Le discours sur la « fin des classes sociales » fut tonitruant au long des années 1980 et 1990 tant dans la « classe politique » que dans les salles de classe des universités et les journaux, où les intellectuels les plus en vue s’acharnèrent à enterrer leurs égarements marxistes. Le retour des classes dans le scrutin du 29 mai n’en est pas moins tout aussi tonitruant.

Un sondage réalisé à la sortie des urnes par l’institut CSA auprès de 5216 personnes inscrites sur les listes électorales apporte, en effet, des enseignements sans ambiguïté : alors que les cadres et professions libérales votent respectivement à 33 et 40 % seulement pour le non, les ouvriers et les employés sont 71 et 66 % à repousser la constitution européenne. Les moins diplômés ont voté non dans leur grande majorité, 63 % chez les titulaires d’un CAP d’un BEP ou du BEPC, 54 % chez les titulaires d’un Bac, les plus diplômés se tournant quant à eux vers le oui. Ce sont aussi les jeunes de moins de trente ans qui votent non à 62 %. Ce sont encore les titulaires d’un contrat à durée déterminée (69 % de non) et les intérimaires (71 %) qui grossissent les rangs du non, plus que les titulaires d’un contrat à durée indéterminée (58 %), alors que les retraités votent plutôt oui à hauteur de 52 % selon CSA. Enfin, la progression du non est inversement proportionnelle à celle des revenus. En dessous de 1500 euros mensuels, 66 % des électeurs se tournent vers le non, mais passé la barre des 3 000 euros, c’est le oui qui est largement majoritaire.

Tout cela était prévisible, « fracture sociale » dit-on depuis 1995. Pourquoi donc ramener alors cette vieille lune du vote de classe ?
Parce que la notion de fracture sociale n’apporte rien à la description du problème. Elle a donné lieu à toutes les espérances et tous les fatalismes, elle a laissé libre cours à toutes les interprétations : la fracture a pu passer ainsi, depuis 1995, entre « gens du privé » et « gens du public », ou bien il s’agissait d’une fracture générationnelle, d’une fracture ethnique, d’une fracture entre les protégés et les précaires, etc. Elle a servi, à chaque fois, à désigner des cibles plutôt qu’à caractériser le rapport social (souvent inégalitaire) unissant nos concitoyens, diabolisant les jeunes ou les immigrés, culpabilisant les fonctionnaires, dénouant à chaque fois les rapports sociaux, cherchant la pacification et la sécurisation plutôt que le conflit pourtant essentiel à la démocratie. Ne serait-ce pas la classe politique qui, si l’on ose dire, en « tiendrait » une couche en refusant de voir dans ces « couches » de la population les rapports de classe qui se jouent ?

Classe sociale, le mot est prononcé. L’interlocuteur lève généralement les bras au ciel et vous fait un procès en archaïsme. Précisons bien qu’il ne s’agit plus de parler de classes dotées d’une conscience forte d’appartenance, d’une identité culturelle, de références idéologiques communes, susceptibles d’orienter le débat politique et d’alimenter conflit dynamique ou négociations. Non, il s’agit ici de la classe sociale au sens de fractions de la population inégalement situées dans un ensemble social et économique hiérarchisé. Cette notion très empirique et débarrassée de ses oripeaux idéologiques permet tout simplement de décrire la structure des inégalités. Il s’agit non seulement d’inégalités des dotations (salaire, diplôme, etc.) mais aussi des positions et des statuts. On aborde alors, aussi, les inégalités dynamiques, c’est-à-dire la plus ou moindre permanence du statut, la plus ou moins probable reproduction des inégalités au cours d’une trajectoire individuelle mais surtout d’une génération à une autre. Cette reproduction apparaît particulièrement injuste dans un contexte d’insécurité sociale où se creusent les inégalités quant aux perspectives d’avenir.

Le scrutin du 29 mai n’est-il pas alors le reflet de l’inégalité des destins sociaux et d’une incapacité de notre système social et politique à assurer une certaine justice face aux inégalités ? Il devrait donc inviter les responsables politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite, à décréter enfin l’urgence sociale à assurer cette justice la plus élémentaire : qu’on ne baisse pas les impôts alors que la pauvreté augmente, qu’on cesse d’en appeler, comme certains déjà candidats aux plus hautes fonctions, au « dynamisme », à la seule « mise en mouvement » d’une France assoupie comme si la simple gestion libérale du social et de l’économique faisait naître la solidarité. Il est urgent que ce dynamisme réactivé soit au service d’un idéal de justice et de solidarité. En mettant en avant et mobilisant des fractions de la population qui ne votaient peut-être plus, ce scrutin expose aussi les situations qui sont les leurs. Il convient de parler désormais de celles et ceux qui travaillent mais restent pauvres, des salariés modestes face au renchérissement ou l’absence de logement, des jeunes précarisés ne disposant pas du filet protecteur de la solidarité familiale, des classes moyennes en voie de déclassement social, de tous ceux qui sont soumis à une intensification des conditions de travail au nom de l’efficacité quand d’autres vivent l’intensification du mal logement et du chômage.

Le terme de classe possède plus d’un sens, il fait aussi penser à l’école, lieu de reproduction des inégalités sociales et de bien des conservatismes encore. Mais, au risque de faire sourire, ne seraient-ce pas les élites politiques qui devraient retourner à l’école ou, comme dirait l’autre, faire leurs classes... Pourquoi ne pas instaurer un véritable statut de l’élu permettant d’ouvrir l’éventail du recrutement et des vocations à d’autres que les professions libérales et les fonctionnaires ? Ce statut prévoirait (outre la garantie de retrouver son emploi après son mandat) une période probatoire, une sorte de stage de préformation où les élus iraient à la rencontre de ce “ peuple ” ou de ces “ gens ” qu’ils peinent parfois à cerner. Le professeur devenu député se faisant, pendant un mois, intérimaire dans une entreprise de plasturgie à Oyonnax, la médecin devenue sénatrice partageant le quotidien de jeunes apprentis dans une filière à majorité masculine, l’élu de Neuilly se rendant en Corrèze rurale, folle utopie, dérision déplacée et gratuite ? Pourtant, à l’heure du professionnalisme, de l’évaluation, de la rationalisation des compétences, du culte de l’adaptation et de la formation tout au long de la vie, une formation des élus ne paraît pas superflue. Cette courte période d’observation, sans rôle opérationnel et sans promesses, constituerait une expérience différente des seules poignées de main sur les marchés ou de la réception de tel ou tel administré qui vient demander une aide lors d’une permanence. Elle permettrait d’apprendre sur le tas quelques principes simples de méthode propices à une véritable démocratie participative : observation, écoute, humilité, attention à l’autre, relativisme. Afin que les élus ne soient pas les seuls à faire ainsi leurs classes, cette folle utopie pourrait constituer le pendant d’un service civique obligatoire instaurant ce même détour ou décentrement social et culturel aux jeunes citoyens.

Réflexion faite, cette proposition est-elle nécessairement plus utopique que ces nombreux stages de préformation et autres sas d’attente d’insertion proposés aux jeunes lors de leur entrée sur le marché de l’emploi ? Elle pourrait donner, en tout cas, à chacun l’envie de “ faire de la politique autrement ”.

En cette période de vaine morosité, osons même un instant pousser l’utopie jusqu’à imaginer, à terme, un temps civique de quelques mois pour l’ensemble des citoyens, leur donnant l’occasion de s’engager dans des projets collectifs au sein du mouvement associatif. Pour assurer la régulation d’un tel système, il nous faudrait nous entendre collectivement sur un certain nombre de priorités, de champs ayant cruellement besoin d’initiatives. Nul doute que nous n’aurions pas grand mal à les discerner. Il reviendrait alors à l’Etat, garant d’une stricte égalité, de procéder par tirage au sort à l’orientation des citoyens vers tel ou tel projet proche de leur lieu de résidence, les laissant libre ensuite d’expérimenter, pérenniser, transmettre ce projet d’éducation populaire pour temps de crise.

Ni appel au grand soir, ni nostalgie d’un service national, ce nouveau rite de passage permettrait non seulement de concrétiser un objectif de partage mais aussi d’expérimenter conflits et débats. Donner du temps et payer un peu de sa personne, un nouvel impôt en quelque sorte, une “citoyenneté active minimum garantie” n’empêchant pas, bien sûr, d’autres formes de mobilisation...

Oui, une nouvelle génération d’élus qui prendrait ne serait-ce qu’une partie de ces petits risques, une petite parcelle de cette utopie tout en renonçant au grand risque d’une couverture de Paris-Match aurait décidément beaucoup de classe !

Photo / Pascal DABROWSKI

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Date de première rédaction le 8 juin 2005.
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