Entretien

SDF : « fixer des obligations de résultats », entretien avec Julien Damon (CNAF)

Au retour de l’hiver, comme chaque année depuis au moins un quart de siècle, les SDF (re)deviennent un sujet d’actualité. Julien Damon, sociologue, répond à nos questions.

Publié le 7 décembre 2005

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Comment analyser l’évolution de la question des sans-abri en France ?

Tout dépend de la période que l’on prend en considération. Si on regarde la fin du XIXème siècle, quand le vagabond était considéré comme la base de toute criminalité, et quand la réponse était essentiellement pénale, alors la situation des SDF contemporains n’a strictement rien à voir puisqu’il s’agit surtout aujourd’hui de les accueillir et de leur proposer des solutions en termes d’insertion. Si on regarde le milieu des années cinquante ou soixante, quand le clochard était présenté comme un doux poète libertaire qui aurait choisi sa situation et quand il n’y avait aucun dispositif particulier pour l’aider, alors la situation des SDF contemporains n’a pas grand-chose à voir non plus puisque les SDF actuels mobilisent largement l’opinion et les pouvoirs publics ceci afin que ces derniers interviennent. Si on regarde les vingt dernières années, alors il suffit d’avoir arpenté les rues pour s’apercevoir de la présence plus visible des sans-domicile un peu partout dans les rues, pour repérer la diversification de la population, notamment avec l’arrivée significative des populations venant des pays de l’Est de l’Europe. Mais si on doit résumer toutes les évolutions sur longue période, ce qui est à noter principalement c’est l’orientation assistantielle des politiques publiques, qui se démarque profondément de la logique traditionnelle qui était celle de la répression. Aujourd’hui les SDF sont plus considérés comme des citoyens à assister que comme des asociaux à enfermer, même si à d’autres périodes de l’année, en été, des arrêtés municipaux anti-mendicité cherchent à les repousser.

Quelles sont les grandes explications du phénomène ?

Il y a deux grandes lignes d’analyse. On peut, comme c’est dans le cas dans les pays anglo-saxons, surtout insister sur des problèmes individuels (c’est la maladie mentale, c’est la fainéantise, etc.) qui expliqueraient le phénomène des sans-abri. On peut, comme c’est le cas en France, surtout insister sur des problèmes structurels (le chômage, les transformations de la famille, les dysfonctionnements du marché du logement). Dans le premier cas la responsabilité est affectée aux personnes elles-mêmes. Dans le second, elle est affectée aux politiques publiques qui doivent intervenir. Au-delà de ces grandes explications, il y a deux éléments fondamentaux qui peuvent expliquer ce pourquoi une personne peut arriver à la rue. Tout d’abord le chômage et la faiblesse des ressources. Ensuite les ruptures et blessures affectives qui peuvent pousser une personne à « larguer certaines amarres ». Notons que chaque élément a une influence sur l’autre, le chômage pouvant par exemple conduire à un divorce, ou, inversement, le divorce pouvant rendre moins performant sur le marché du travail. En résumé il y a des problèmes structurels en trame de la question SDF (je pense surtout au marché du logement), et il y a des faiblesses ou des difficultés individuelles. Il est à préciser que contre l’idée reçue, ceci ne peut pas arriver à tout le monde. Ou plutôt ceci peut arriver à tout le monde, mais pas avec la même probabilité... Les SDF sont essentiellement des personnes pauvres issues de milieu modeste. L’image du cadre déchu peut permettre de mobiliser, mais elle ne correspond pas à la plupart des cas, c’est le moins qu’on puisse dire.

Moyens financiers et « volonté politique » sont-ils au rendez-vous ?

Ce qu’il faut voir, contre l’idée selon laquelle les pouvoirs publics feraient peu ou ne feraient rien, c’est que les dépenses consacrées à « l’urgence sociale » sont certainement celles qui ont le plus augmenté depuis une vingtaine d’années. 0 francs au tout début des années quatre-vingts, des centaines de millions d’euros aujourd’hui. Les moyens sont là ! Quant à la volonté politique, il faut aussi voir que, de droite comme de gauche, nombreux sont les responsables à avoir mis leur intelligence, leur dynamisme et leur cœur au service de cette cause. Pour autant il y a toujours des gens à la rue, et il y a toujours des personnes qui meurent de froid chaque hiver. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un problème de moyens ou de volonté, mais d’un problème d’organisation. Il faudrait par exemple se fixer des objectifs de résultat. A cet égard l’ambition « zéro SDF » n’était pas, de mon point de vue, un slogan, mais un véritable objectif à l’aune duquel évaluer, puis réformer, les politiques en place.

Quels sont les « profils » des SDF ?

Il s’agit majoritairement d’hommes (au fond car la rue est beaucoup plus dure pour les femmes), d’extraction pauvre ou modeste, présentant des cumuls de difficulté tout au long de leur existence. On ne peut cependant se risquer à un profil type. La population SDF est assez hétérogène avec des profils assez variés. Cela fait trente ans que chaque année on nous dit que la population des SDF rajeunit et se féminise. En toute rigueur on peut seulement dire qu’on n’en sait rien. Si la pression sur certains services est plus grande, si aux portes de certains services on voit plus de jeunes, ceci ne veut pas dire qu’il y a rajeunissement de la population, en général. J’ai noté, cette année, qu’on disait au contraire que la population SDF vieillissait. Nous n’en savons rien. Et je ne sais pas s’il est très très utile de le savoir...

Quelles urgences ?

Simplifier les dispositifs en place, et les rattacher aux réflexions et réformes de protection sociale concernant tout le monde. La question SDF est un concentré (au sens chimique) des autres problèmes sociaux. Ce n’est pas une question isolée qui peut se traiter à côté des grandes problématiques de logement, de sécurité sociale ou de sécurité tout court d’ailleurs. C’est en réformant nos politiques générales que l’on avancera, plutôt qu’en bricolant, chaque année, de nouveaux petits dispositifs singulièrement ciblés sur les sans-abri.

Julien Damon est Responsable de la recherche et de la prospective à la Cnaf et Professeur associé à Sciences-Po.
Il a récemment publié La question SDF. Critique d’une action publique aux Presses Universitaires de France.

Propos recueillis par Louis Maurin

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Date de première rédaction le 7 décembre 2005.
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