Entretien

« Emplois domestiques : les gagnants sont encore les ménages aisés », entretien avec Jean Gadrey, professeur émérite d’économie à l’université de Lille I

Pour Jean Gadrey, professeur émérite d’économie à l’université de Lille I, seuls les ménages aisés pourront profiter du développement des emplois domestiques dans le cadre du plan Borloo.

Publié le 1er mars 2006

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Que penser du volet du plan Borloo concernant le développement des « emplois domestiques » ? Est-ce qu’il n’y a pas quelques améliorations ?

Ce volet du plan est fortement inspiré par le modèle américain. C’est ce qui explique qu’il s’appuie sur les inégalités de revenus existantes entre, d’un côté, les ménages qui auront les moyens de se payer des services à domicile, et qui vont être encore plus favorisés, et, de l’autre, ceux, les plus nombreux, qui ne pourront pas les payer.

Le « Chèque emploi service universel (CESU) » simplifie un peu plus les procédures. Très bien. Mais cela change peu de choses aux inégalités d’accès, puisque l’État ne prévoit presque rien pour les réduire... sauf si d’autres s’en chargent (entreprises, collectivités locales et organismes de protection sociale notamment), ce qui est déjà le cas pour les deux derniers. Il y aura certes une contribution publique réservée aux entreprises qui cofinancent des CESU (crédit d’impôt sur les bénéfices de 25 % des sommes ainsi versées par l’entreprise), et une nouvelle baisse de cotisations patronales : la part versée par l’entreprise ne sera pas soumise aux cotisations patronales, dans la limite de 1 830 euros par salarié souhaitant devenir employeur à domicile. Qui plus est, ces salariés ne paieront pas d’impôt sur le revenu sur cette contribution évidente de leur entreprise à leur revenu (dans la limite des 1 830 euros, ce qui n’est pas négligeable). Au total, l’État se prive une nouvelle fois de recettes fiscales et sociales pour un montant qui pourrait atteindre 500 millions d’euros par an rien que pour les exonérations de charge. On aura beau jeu ensuite d’agiter le spectre des déficits publics !

À qui s’adresse-t-il ?

Selon la dernière enquête disponible, seulement 1 % des couples gagnant moins de 1 500 euros par mois emploient une femme de ménage. Ce chiffre est de 40 % pour les couples gagnant plus de 5 300 euros par mois. Est également prévu un relèvement de 10 000 à 15 000 euros du plafond des salaires versés par un particulier (pour l’emploi de salariés à domicile) permettant de ne payer que la moitié de ces salaires. Les statistiques fiscales indiquent que ce relèvement ne pourra concerner que quelques dizaines de milliers de contribuables, tous très riches.

Au total, les gagnants de ce dispositif sont à nouveau les ménages aisés, et les entreprises privées incitées à concurrencer les associations sur la base d’avantages considérables, faisant dire à l’un des patrons du secteur : « Nous dégagerons une marge supplémentaire de 15 euros de l’heure grâce à l’exonération de cotisations patronales » (Le Monde, 22 janvier 2006). Les perdants seront les ménages modestes et les salariés du secteur, qui seront de plus en plus employés dans des relations de gré à gré, précaires et sans perspective. Aucun crédit public n’est envisagé pour leur formation et leur professionnalisation. Quant aux 500.000 emplois annoncés en trois ans, on verra bien, mais je n’y crois pas. Les besoins dans ce domaine ne sont pas extensibles, même avec de somptueux cadeaux fiscaux. Et d’ailleurs le rythme de création d’emplois s’y est nettement essoufflé depuis 2000. Cela dégonflera peut-être un peu les chiffres du chômage, mais il faut savoir que, compte tenu des conditions d’emploi de ce secteur, ce chiffre très optimiste de 500 000 emplois ne représente guère plus de 150 000 emplois en équivalent temps plein.

Qu’aurait-on pu faire à la place ?

Créer des emplois dignes et ayant des perspectives de professionnalisation, pour répondre à des besoins qui ne sont pas des besoins de femmes de ménage ou de jardiniers, mais des besoins de la petite enfance (à domicile, dans les crèches et les écoles maternelles), des personnes âgées (à domicile, en maisons de retraite et en lieux de vie) et des handicapés. Là se trouvent les gisements d’emplois utiles à promouvoir dans les services aux personnes, en y affectant des moyens importants, des plans de formation diplômante financés par l’État, des grilles salariales qui ne prévoient pas l’aumône d’une progression de 1 % par an, et encore... à condition qu’il s’agisse du même employeur ! Avec les mesures Borloo, ce secteur restera le domaine des petits boulots féminins précaires et du temps partiel subi : dans le secteur des services domestiques, la majorité des emplois sont en effet « non qualifiés », et les employés non qualifiés sont à 96% des femmes, généralement payées au Smic. 60% de ces femmes sont à temps partiel, souvent non choisi. Ce taux est même de 80% pour les femmes de ménage. La proportion de travailleurs pauvres y est élevée. Est-ce cela que l’on veut développer ? Le plan Borloo se contente, sur toutes ces questions qui conditionnent l’avenir d’un secteur, d’« inviter les partenaires sociaux à négocier ». C’est ce qu’on appelle botter en touche et fuir les responsabilités publiques en matière d’affirmation de droits et de devoirs.

Propos recueillis par Louis Maurin

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Date de première rédaction le 1er mars 2006.
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