Point de vue

Reposer la question des inégalités

Il ne faut pas choisir entre la lutte contre la pauvreté et l’exclusion et celle contre les inégalités sociales, mais poser le problème de la justice sociale au niveau de la société dans son ensemble. Le point de vue de Patrick Savidan, Président de l’Observatoire des inégalités, extrait du hors série spécial élections 2007 du magazine Alternatives économiques (mars 2007).

Publié le 16 août 2007

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Revenus Origines Pauvreté

Notre société ne cesse de gagner en complexité et, si un état des lieux renouvelé est bien en cours de réalisation, les termes de celui-ci n’ont pas encore réussi à pleinement s’imposer dans les débats publics. La société, telle que l’on en parle, conserve donc une part significative de son opacité. La structure de l’économie a évolué, les rapports qu’entretiennent l’individuel et le collectif ont changé. Cela ne signifie évidemment pas que le monde dans lequel nous vivons est de moindre densité sociale parce que plus individualiste, mais qu’il est simplement d’une densité autre et qu’il faut, par conséquent, l’aborder autrement. Tant que nous en resterons à une représentation simplifiée et, pour tout dire, simpliste, de l’individu, nous resterons politiquement bloqués sur des schémas d’analyse et d’action qui ne permettront pas de penser et, a fortiori, de mettre en œuvre un mode de répartition juste et efficace.

Une conception humanitaire du social

Cet impensé de la justice sociale fait fortement ressentir ses effets dans la manière dont s’est structuré notre espace de débats et de confrontations sur la justice sociale. Nos hésitations et nos atermoiements gouvernementaux ont ouvert la voie à des idéologies d’arc-boutement : contre la pensée 68, contre le libéralisme, contre le capitalisme, contre les atteintes à la nation. Face à ces refus, l’approche fortement individualisée de la question sociale n’est parvenue à déployer qu’une conception humanitaire du social axée sur le respect de la dignité humaine. Dans cette perspective, qui rend extrêmement problématique la production de nouveaux marqueurs idéologiques distinctifs, il ne s’agit jamais - à des degrés certes divers - que de s’entendre à assurer le minimum social, afin de permettre à tous de résister aux trappes de l’exclusion.

Le souci de la cohésion sociale est la chose au monde la mieux partagée. On juge inacceptable - à juste titre !- qu’un individu ne puisse participer à la vie sociale et y exercer pleinement ses droits économiques, sociaux, civils et politiques. On se donne, autrement dit, comme objectif prioritaire de maximiser l’intégration sociale. C’est une ambition tout à fait louable. Encore faudrait-il se demander si l’ordre social auquel il s’agit de s’intégrer est lui-même juste. Notre éthique sociale est étroitement déterminée par un paradigme intégrationniste qui postule que l’intégration est une bonne chose en soi, en se gardant bien de poser la question de la bonne société. Le fait que les gouvernements de droite et de gauche n’aient finalement choisi de s’investir massivement que sur les fronts consensuels de la lutte contre la pauvreté, l’exclusion et les discriminations, illustre ce réductionnisme éthique. Ce faisant, se trouve évacuée trop souvent la nécessité d’une réflexion plus globale sur les inégalités qui traversent l’ensemble du système social.

La vraie place de la lutte contre les discriminations

Nous nous focalisons sur les dimensions civiles et civiques des processus et non sur les résultats. Nous voulons que les voies de l’intégration soient justes, c’est-à-dire qu’elles soient accessibles à tous dans une même mesure, mais nous n’interrogeons pas les directions qu’elles empruntent. Lutter pour la justice sociale, c’est pour nous essentiellement lever des obstacles, déblayer les chemins, ouvrir des voies dans lesquelles chacun, selon ses préférences et ses aptitudes, puisse s’engager. C’est une justice de la translation. Tant que les individus peuvent se mouvoir, nous tenons la société pour juste et peu importe au fond de savoir si les stations qu’ils rencontrent en chemin le sont.

Plus concrètement, l’accent unilatéral mis sur la lutte contre les discriminations illustre ce biais. Le consensus dont bénéficie cette politique s’explique au moins de deux manières. Les discriminations, de quelque nature qu’elles soient, sont tout d’abord contraires à notre tradition républicaine. Des différends peuvent certes exister quant aux moyens de les combattre, mais fondamentalement, tous les républicains sont d’accord pour reconnaître qu’elles sont inacceptables. Faire disparaître les discriminations, c’est ainsi accomplir les promesses de notre modernité ou, pour le dire encore autrement : c’est tâcher de faire aujourd’hui, ce que nous aurions dû mener à bien depuis plus de deux siècles. La lutte contre les discriminations a ensuite l’avantage de pouvoir s’appuyer sur des institutions et des instruments juridiques qui - s’ils peuvent sans doute être améliorés - ne cessent de gagner en efficacité, comme en atteste la très utile montée en puissance de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).

Concilier reconnaissance et redistribution

Quelle que soit la très réelle (et scandaleuse) réalité du phénomène discriminatoire en France, il ne faut toutefois pas en conclure que l’injustice sociale réside dans les seules « discriminations » négatives que subissent certains individus en raison de leur appartenance, supposée ou réelle, à un segment donné de la population. Les données du problème sont souvent plus complexes. D’abord parce qu’il est difficile de séparer, dans une situation individuelle, ce qui s’explique par des raisons d’ordre identitaire et ce qui procède de déterminants sociaux. Cette difficulté théorique ne doit pas, pour autant, nous gêner d’un point de vue pratique. Dès lors qu’il s’agit de se tourner vers l’action, l’essentiel est de ne pas choisir entre une logique de la reconnaissance et une logique redistributive, et d’assumer toujours les deux de front. Agir sur les discriminations réduira les inégalités sociales et on peut supposer que la réduction de ces inégalités aura aussi un effet contre les discriminations. En revanche, on ne peut se contenter de politiques anti-discriminatoires, parce que, du point de vue de la justice sociale, on ne peut se suffire de mesures qui n’ont au fond pour finalité que de permettre aux individus d’entrer dans des rapports de « concurrence non faussée ».

S’agissant de la question sociale plus proprement dite, il est un autre biais dont il faut se méfier, celui qui conduit à ne concentrer l’effort public que sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Ces problèmes sociaux extrêmement graves n’épuisent pas davantage la question des inégalités. Une société sans pauvreté, ni exclus n’est pas nécessairement une société juste.

Au cours des années 1980 et au début des années 1990, l’accent a été mis, en France mais ailleurs aussi (en Angleterre par exemple à partir de 1997) sur les questions d’exclusion et de pauvreté. C’était une démarche légitime, qui répondait en pratique au développement d’une pauvreté de masse et à la multiplication de situations de détresse. Il fallait agir. Il n’en demeure pas moins que l’accent mis uniquement sur les plus démunis peut contribuer à masquer le fonctionnement d’ensemble de la société. L’expérience du gouvernement Blair est à ce titre intéressante. Selon Anthony Giddens, l’inspirateur de la fameuse « troisième voie », le Parti néotravailliste a fait le choix, à partir de 1997, d’orienter l’essentiel de sa politique sociale vers le traitement de la pauvreté. « Nous estimions, écrit-il dans The New Egalitarianism (2005), que la priorité devait être de se concentrer sur les plus défavorisés, plutôt que de se préoccuper des niveaux d’ensemble des inégalités de revenus. On s’occupait peu des riches, car il nous paraissait beaucoup plus important d’améliorer la situation économique et sociale des pauvres en termes absolus et relativement au revenu médian ». Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que, dans ce domaine, le gouvernement Blair a obtenu des résultats tout à fait significatifs. Pour autant, ce bilan encourageant n’a pas empêché Giddens de prôner un changement d’orientation : « le fait de se concentrer sur les pauvres n’est pas suffisant. L’objectif devrait être de chercher à réduire encore davantage, et sur un plan plus général, les inégalités qui affectent des segments plus vastes de la population ». L’accent mis sur la grande pauvreté a en effet parfois fait oublier la situation des catégories intermédiaires (les fameuses « classes moyennes ») qui, sans vivre dans le dénuement, peuvent légitimement s’inquiéter de leur avenir, notamment lorsqu’elles ne disposent pas d’un statut d’emploi protecteur.

Redéfinir les dispositifs de la protection sociale

Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que toutes les situations sociales se valent, mais de souligner que les politiques ciblées ont tendanciellement pour effet de gripper les rouages de la solidarité. Il est donc préférable de penser la pauvreté en la situant dans un contexte plus large de remontée et de redéfinition des inégalités. Si l’objectif est de lutter contre l’exclusion et en faveur de la cohésion sociale, il faut que la technique du ciblage sur lequel se fonde ce type de politique soit fortement encadrée par des dispositifs sociaux universels qui prennent en compte des angoisses sociales beaucoup plus diffuses. Ce qui revient à dire, si l’on se place au niveau de l’analyse des systèmes de protection sociale, qu’il faut assumer une réorientation de notre régime de protection sociale dans une perspective social-démocrate. Il faut autrement dit repartir de la question des inégalités.

Cette suggestion semble faire peu de cas des singularités nationales. Si l’on s’en tient à la typologie des États sociaux proposée par Gosta Esping-Andersen [1], l’État-providence français relève d’une dynamique conservatrice et corporatiste qui maintient, dans une perspective méritocratique, un fort niveau de différenciation des statuts sur lesquels sont indexés les droits sociaux. Il se distingue en ce sens de l’État-providence social-démocrate qui, pour sa part, vise un principe universaliste d’égalisation des conditions financé par la fiscalité. On estime généralement que chaque modèle possède ses propres règles d’évolution et que la « bonne réforme » serait donc celle qui intègre les contraintes de cette histoire. En raison de la transformation de l’économie au niveau global, il semble que nous devions cependant, pour des raisons de justice sociale, prendre nos distances avec un tel schéma. La grammaire politique dans laquelle pourra s’exprimer la réforme de l’État-providence français sera donc doute spécifique. Mais nous savons toutefois d’ores et déjà que la définition des normes de la protection sociale devra, quoi qu’il en soit, correspondre à la structure des risques sociaux propres aux sociétés postindustrielles. Cela passe par le développement d’une forme d’égalitarisme qui fasse résolument le choix d’investir massivement sur les enfants, les familles, les jeunes et les personnes peu qualifiées. Contrairement à ce que l’on prétend parfois, il n’y a pas de raison de penser que, pour s’engager dans une telle direction, notre modèle républicain d’intégration ne dispose pas des ressources normatives requises.

Pour aller plus loin :
 L’État des inégalités, 2007, par Louis Maurin et Patrick Savidan (dir.), Paris, Belin, 2006.
 Why we need a new welfare state, par Gosta Esping-Andersen (éd.), Oxford University Press, 2002.
 The New egalitarianism, par Anthony Giddens et Patrick Diamond, Policy Network, Polity, 2005.
 The Coming Generational Storm, par Laurence Kotlikoff et Scott Burns, MIT Press, 2005.
 The Coming Generational Storm, par Laurence Kotlikoff et Scott Burns, MIT Press, 2005.
 Le destin des générations, par Louis Chauvel, Paris, PUF, 2002.

Photo / © jolly - Fotolia


[1Les Trois mondes de l’Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999

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Date de première rédaction le 16 août 2007.
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