Entretien

« On en sait beaucoup plus sur les pauvres que sur les riches », entretien avec Louis Maurin

L’accent mis sur les questions de pauvreté contraste avec le profond désintérêt porté à l’étude des catégories aisées en France. Entretien avec Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Extrait de la revue Regards croisés sur l’économie.

Publié le 17 octobre 2008

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Au cours des années 1980 et au début des années 1990, l’accent a été mis, en France mais aussi ailleurs – en Angleterre, par exemple, à partir de 1997 – sur les questions d’exclusion et de pauvreté. Comment expliquer l’inflation des analyses de la pauvreté ? Se sont-elles faites au détriment des approches en termes d’inégalités ?

Les questions de la pauvreté et de l’exclusion reviennent fortement dans le débat public dès le début des années 1980, avec une accentuation au milieu de la décennie. La montée du chômage en a été le facteur déclenchant ; elle a mis à jour une transformation profonde de la pauvreté. Avant l’explosion du chômage, celle-ci concernait essentiellement des personnes âgées. À partir des années 1980, elle s’est mise à toucher de plus en plus de jeunes actifs. Le phénomène de l’exclusion est apparu. Dans les sciences sociales, l’attention s’est alors focalisée sur la pauvreté, sujet sur lequel des moyens considérables ont été mobilisés au regard des efforts qui ont été faits pour penser les inégalités dans leur ensemble. Or, à partir du moment où l’on définit la pauvreté comme un état relatif (l’idée de la définir en termes absolus ayant été abandonnée depuis longtemps), il n’y a pas grand sens à ne s’intéresser qu’à la pauvreté en passant sous silence le reste de la distribution des revenus. La question de la pauvreté est bien sûr fondamentale, mais celle de la richesse l’est tout autant. Malgré cela, il subsiste un déséquilibre important entre le nombre de chercheurs et d’institutions qui s’attachent à étudier la pauvreté, et ceux qui étudient l’ensemble de la distribution, dont les riches.

Pourquoi ? D’abord parce qu’étudier la richesse est très difficile. Les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon l’ont bien expliqué : l’observateur est dans une position sociale délicate lorsqu’il enquête auprès des riches. Ensuite, pour beaucoup de jeunes chercheurs, ce qui choque ce sont la pauvreté et les pauvres. Ils éprouvent, pour eux, de la compassion. Au bout du compte, la production scientifique est déséquilibrée. À l’exception des travaux de Thomas Piketty et de Louis Chauvel notamment, nous manquons de données sur les revenus, en particulier des couches aisées. La littérature sur la pauvreté est déjà extrêmement abondante, alors que sur la richesse, il reste tellement à dire ! Qu’appelle-t-on un riche ? Quelles sont les formes de richesse aujourd’hui ? Comment devient-on riche ? Qu’est-ce qu’être riche en conditions de vie ? Qu’est-ce qu’être riche en termes de capital culturel ? Quelle est la richesse en termes de diplômes ? En quoi le fait d’être fonctionnaire et d’avoir un emploi à vie constitue- t-il une forme de richesse ? Sur toutes ces questions, quasiment rien n’est dit.

Comment expliquez-vous ce déséquilibre entre étude de la pauvreté et étude de la richesse ?

Travailler sur les riches n’est pas tellement bien vu ; c’est difficile, moins valorisant. Or, il est nécessaire de définir les seuils et les formes de richesse. Ainsi, le capital culturel joue pour moi un rôle au moins aussi important que le niveau de vie. Beaucoup de gens ne se rendent pas compte de leur richesse, au sens de capital culturel. Ils ne bénéficient pas nécessairement de revenus monétaires extrêmement élevés mais ont des niveaux de capital culturel importants qui leur donnent des garanties et des « chances de vie » considérables. En France, on en parle très peu.

Notre pays a une foi extraordinaire dans le diplôme, qui compte plus qu’avant et plus qu’ailleurs. Le capital culturel y procure une légitimité et une richesse plus importantes que l’argent. Le diplôme est censé sanctionner l’intelligence, l’effort personnel, le travail ; son absence affaiblit d’autant ceux qui sortent sans qualification du système scolaire. Le patrimoine, même s’il se transmet maintenant plus facilement, est resté pendant longtemps mal vu ; au contraire, le capital culturel, qui se transmet pourtant aussi entre parents et enfants, dérange beaucoup moins. En même temps, une tendance forte contrecarre cette lame de fond : le niveau scolaire s’élève, donnant aux citoyens les armes pour se battre contre les inégalités… et notamment dans le domaine scolaire ! De moins en moins de jeunes sortent sans qualification du système éducatif. Contrairement à ce qui est souvent soutenu, la pauvreté en termes scolaires diminue nettement, surtout si l’on se place sur le long terme. Cela ne signifie, pas, bien sûr, que nous avons résolu toutes les difficultés.

En matière d’inégalités, on assiste à un retournement de tendance qui contraste avec la diminution observée dans les années 1970. Comment l’expliquer ?

Il faut d’abord noter que le retournement de tendance n’était, jusqu’à récemment, pas mesuré officiellement. L’Insee, avant la nouvelle série statistique publiée à l’été 2008, continuait à soutenir que les inégalités sont stables. Dans les derniers chiffres publiés, les transferts sociaux réels (prestations familiales, prestations logement et minima sociaux) ainsi que les revenus du patrimoine sont mieux couverts, ce qui a fait augmenter le taux de pauvreté d’un point : en 2006, 13,2 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté.

Le retournement de tendance est lié à de très nombreux facteurs comme le maintien du chômage et de la précarité à un niveau élevé, ou le fait que nous vivons dans des sociétés qui sont plus concurrentielles. La mondialisation n’est qu’un élément parmi d’autres. À mon sens, l’essentiel réside dans la restructuration de l’économie, avec le déclin des grandes industries fortement syndicalisées et le développement du tertiaire, qui l’est beaucoup moins. Les organisations syndicales aussi n’ont pas toujours su prendre en compte ces transformations de l’emploi. Plus largement, l’autonomie croissante des personnes face aux formes anciennes d’autorité (le père de famille, l’Église, le Parti, etc.) constitue un élément majeur de leur émancipation, mais elle individualise davantage les rapports sociaux. Les politiques publiques ont accentué la tendance. Via les baisses d’impôts d’abord. Droite et gauche ont suivi à peu près les mêmes chemins en la matière, avec des différences qui me semblent marginales du point de vue des principes. Personne n’en parle, mais on assiste à un phénomène équivalent dans le domaine scolaire. Je veux parler de la recréation des filières, sujet sur lequel il n’y a pas eu non plus de clivage droite/gauche marqué. Au cours des années 1980, on a réussi à unifier la seconde. Aujourd’hui, les choix d’orientation se font en fin de quatrième. Or, on sait que plus tôt on sépare les enfants, plus on crée des inégalités par la suite. Le discours sur le renforcement de l’évaluation va également dans ce sens : il défavorise les fils et filles de milieux modestes. De même qu’un certain nombre de réformes, comme l’introduction de l’anglais dans les petites classes. Bien sûr, l’histoire ne va pas dans un seul sens. Certaines réformes, comme actuellement dans le domaine du soutien scolaire, sont positives.

Quoiqu’il en soit, on est ici au cœur du système des inégalités. En France, on apprend extrêmement tôt des connaissances formelles ; c’est là que se logent des inégalités très fortes. La tentative avortée de renforcer l’apprentissage de la lecture en fin de maternelle est symptomatique du système français où, sur le plan scolaire, le conservatisme de gauche est aussi fort que celui de droite. Les forces en jeu sont ainsi particulièrement déséquilibrées entre, d’un côté, les défenseurs des politiques d’égalité et, de l’autre, les partisans de l’élitisme républicain et inégalitaire à la française.

Aujourd’hui, alors que les inégalités semblent progresser, quel regard porte-vous sur l’évolution de la pauvreté ?

Je suis étonné par le discours catastrophiste et souvent mensonger tenu sur le thème de l’explosion de la pauvreté. En exagérant massivement le phénomène, on risque de lui faire perdre consistance. Aujourd’hui, un RMIste a un téléphone portable, ce qui ne manque pas d’étonner les personnes âgées. À l’Observatoire des inégalités, nous essayons d’avoir une vision honnête de la situation ; nous n’avons jamais soutenu qu’il y avait une « explosion » des inégalités, ni de la pauvreté. Ce n’est pas en exagérant les phénomènes sociaux qu’on parviendra à en rendre compte et à les réduire. Le modèle français, quoiqu’on en dise, reste encore extrêmement performant par rapport au modèle anglo-saxon en matière d’inégalités et de pauvreté. Il faut bien sûr pointer ce qui ne va pas : 3,5 millions de pauvres selon la définition la plus restrictive, c’est-à-dire 3,5 millions de personnes ayant des revenus inférieurs à 50 % du revenu médian (681 euros en 2005). Mais il ne faut pas en rajouter. Personne ne peut dire sérieusement qu’il y a une explosion de la pauvreté en France, d’autant plus que la situation du marché du travail s’est récemment améliorée (en termes de volume d’emplois créés), un élément que ne prennent pas en compte les dernières statistiques disponibles sur la pauvreté. On ne sait pas ce qui se passe aujourd’hui.

Le revenu de solidarité active (RSA) et la politique menée par le haut-commissaire aux Solidarités actives, Martin Hirsch, vont-elles changer la donne ?

Si l’on fait l’hypothèse qu’il n’y a, somme toute, que peu de désincitation financière pour les allocataires des minima sociaux, on ne peut pas attendre grand chose du RSA. Il servira peut être à améliorer la situation des bas revenus au travail mais, dans tous les cas, ce ne sera pas une révolution. Dans le fond, le RSA ne s’éloigne guère de la prime pour l’emploi ; il va financer des bas niveaux de qualification. La face du monde n’en sera pas changée et il n’y a, en tout état de cause, pas à trop s’en indigner. Aujourd’hui, il faudrait surtout combattre le temps partiel contraint et la précarité des statuts… Que fait-on pour permettre aux personnes qui en ont réellement besoin de travailler plus ? Au-delà, le RSA pose deux problèmes. Le premier, c’est de socialiser – comme avec la prime pour l’emploi – le revenu du travail, en faisant payer les salaires par la collectivité tout entière. Pourquoi pas ? Mais alors, on change profondément de système : c’est l’État qui paie les pauvres. Si les entreprises semblent se délester, il faudra en réalité toujours financer ces revenus avec la richesse créée. Or, pour moi, le revenu doit essentiellement rester distribué là où se créé la valeur. Le second problème du RSA, c’est de changer la responsabilité de la preuve : toute la thématique de l’incitation vise à faire comprendre aux pauvres qu’on en fait assez, qu’ils sont les seuls responsables de leur sort. Il existe bien sûr des « profiteurs » dans tous les milieux, mais l’immense majorité des plus démunis ne demande qu’à travailler !

Même si les inégalités n’explosent pas, deux tiers des Français estiment que la société française est injuste. Sur quoi est-ce fondé ? Quelles sont les inégalités les plus décriées ?

L’important dans ce genre de statistiques, c’est leur évolution. Dans toutes les sociétés, énormément de gens pensent qu’il y a trop d’inégalités. Cela ne nous renseigne bien sûr pas sur le niveau réel des inégalités. On trouve probablement plus de gens (en proportion) qui estiment qu’il y a trop d’inégalités en France qu’en Inde car, comme l’expliquait Tocqueville, plus les conditions de vie se rapprochent, plus on peut se comparer facilement. Paradoxalement donc, ce chiffre de 68 % constitue peut-être un indicateur… de moindres inégalités ! Sans aller jusque là, il faut avoir à l’esprit que sa signification est complexe. Une enquête de la Drees souligne que le logement et la santé sont les deux inégalités les plus décriées. Les enquêtes permettent généralement de dégager une double demande : liberté, égalité – tout simplement ! Les Français veulent les deux : l’émancipation, c’est-à-dire l’autonomie des citoyens (pouvoir être maître de son corps, de sa vie, etc.) et, en même temps, la garantie d’être traité d’une manière équitable ou juste.

Propos recueillis par Anne Lambert et Gabriel Zucman.

« Des pauvres aux riches, la question des inégalités » par Louis Maurin. Extrait de Regards croisés sur l’économie 2008/2 - n° 4 « Pour en finir avec la pauvreté » - éd. La Découverte.

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Date de première rédaction le 17 octobre 2008.
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