Analyse

Comment mesurer la pauvreté en France et en Europe ?

La mesure de la pauvreté en France et en Europe ne dépend pas seulement de considérations monétaires mais aussi d’indicateurs liés aux conditions de vie et à l’emploi. Une analyse de Denis Clerc, fondateur du magazine Alternatives Economiques.

Publié le 16 mars 2012

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Revenus Pauvreté

Comment se situe la France en Europe en ce qui concerne la pauvreté ? Tous les pays de l’Union européenne calculent de la même manière le niveau de vie (ou seuil de pauvreté monétaire) en-dessous duquel les personnes sont considérées comme pauvres, ce qui permet les comparaisons. La dernière année connue est 2010. Cette année là, la France comptait 8,2 millions de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté monétaire, fixé à 60 % du niveau de vie médian (voir encadré), soit 13,5 % de la population. Dans l’ensemble de l’UE à 15 [1], le taux de pauvreté monétaire était, la même année, de 16,3 %. La France se situe donc à la sixième place, loin derrière le pays comptant proportionnellement le moins de pauvres, les Pays-Bas (10,3 %), mais loin devant l’Espagne, le pays de l’UE à 15 le plus mal placé, avec 20,7 %, en hausse de 1,2 point par rapport à l’année précédente, sans doute en raison de l’explosion du chômage. On notera que l’Allemagne, qui nous est actuellement si souvent donnée en modèle sur d’autres points, est loin d’en être un en ce qui concerne le taux de pauvreté monétaire : avec 15,6 %, elle a vu ce taux de pauvreté progresser de 3,4 points depuis 2005, sans doute sous l’effet des « mini-jobs », emplois payés moins de 400 € par mois, mais comportant des cotisations sociales patronales réduites (25 %) et sans assurance chômage. Notons encore que la pauvreté monétaire a progressé en France depuis 2008, puisqu’elle est passée de 12,7 % de la population à 13,5 %, ce qui représente 600 000 personnes supplémentaires, sans doute sous l’effet de la crise.

Toutefois, la notion même de pauvreté monétaire est jugée trop restrictive par beaucoup. Par exemple, un ménage peut très bien disposer d’un niveau de vie « réel » bien inférieur à son niveau de vie statistique en raison de mensualités importantes de remboursement ou d’autres dépenses contraintes, contractées à un moment où le ménage avait des revenus plus élevés. Autre exemple : un couple qui se sépare et dont chacun des membres doit désormais supporter des charges temporaires ou pérennes beaucoup plus élevées (caution pour une location, achat d’une voiture, etc.). La plupart des accidents de la vie (chômage, séparation, maladie, …) peuvent être sources de difficultés accrues, et pas seulement matériellement, quand bien même le niveau de vie apparent serait supérieur au seuil de pauvreté.

C’est pourquoi l’Union européenne s’appuie désormais sur deux autres mesures de la pauvreté, pour compléter l’approche par la pauvreté monétaire. Il s’agit tout d’abord des « privations matérielles sévères ». Neuf questions sont posées aux ménages, concernant leurs conditions de vie : éprouvent-ils des difficultés pour payer leur loyer ou leurs charges locatives, pour chauffer correctement leur logement, pour faire face aux dépenses imprévues, pour manger viande, poisson ou d’autres sources de protéines au moins tous les deux jours, pour partir en vacances au moins une semaine par an, etc. ? S’ils répondent positivement au moins à quatre de ces neuf questions, ils sont considérés comme souffrant de « privations matérielles sévères ». Cette approche existe depuis longtemps en France, et est qualifiée de « pauvreté en conditions de vie », mais elle repose sur un ensemble plus détaillé de questions (27 au total), incluant notamment la taille du logement, l’endettement contraint, etc. En 2010, 5,8 % des personnes (3,5 millions) y sont considérées comme étant en situation de privations matérielles sévères (au sens européen du terme) : elles n’étaient que 4,7 % en 2007 (2,8 millions). Là aussi, la crise a accru les difficultés.

Mais l’important est de constater que, entre pauvreté monétaire et privations matérielles, le recoupement n’est que partiel : en 2010, parmi les 13,5 % de personnes pauvres « monétairement », moins d’un quart d’entre elles (3 %) étaient également concernées par des « privations matérielles sévères ». Au vu de ces chiffres, les optimistes diront que plus des ¾ des pauvres au sens monétaire s’en sortent plutôt bien, malgré leur faible niveau de vie, puisque, s’ils souffrent de privations matérielles, elles ne sont pas très sévères pour autant. Les pessimistes, au contraire, souligneront à quel point la pauvreté au sens monétaire sous-estime les situations difficiles, puisque 2,8 % de la population (5,8 % moins 3 %), bien que non pauvre monétairement, subit néanmoins des privations matérielles sévères. Les pessimistes sont sans doute plus proches de la réalité que les optimistes : les pauvres d’aujourd’hui n’ont peut-être pas besoin d’acheter une voiture, un lave-linge ou une télé couleur (autres questions sur les privations matérielles), car leur situation antérieure leur a peut-être permis de s’équiper avant qu’ils ne basculent dans la pauvreté monétaire.

Enfin, la troisième approche de la pauvreté concerne l’absence ou la faiblesse d’emploi au sein du ménage. On se limite aux personnes d’âge actif (16-60 ans) qui ne sont pas en formation : si le total du temps travaillé par ces personnes est inférieur à 20 % de ce qu’elles travailleraient si elles étaient à temps plein, l’ensemble des personnes des ménages concernés sont en « pauvreté d’emploi » (ou, selon les termes officiels, en « très faible intensité d’emploi »). Voici un exemple, celui d’un ménage comportant un couple et trois enfants, dont deux d’âge actif ayant quitté l’école. Sur les quatre personnes susceptibles d’être en emploi, une seule travaille, à trois quarts temps (0,75 %). L’intensité de travail est donc inférieure à 20 % (0,75/ divisé par 4) et le ménage tout entier est considéré comme étant « en risque de pauvreté ». Risque de pauvreté monétaire, d’abord, du fait de l’absence ou de la faiblesse des revenus d’activité, mais aussi risque d’exclusion car, dans nos sociétés, l’emploi est le principal facteur d’insertion sociale et le principal pourvoyeur de liens sociaux autres que les liens familiaux. Etre écarté de l’emploi, c’est une forme d’isolement générateur de stress et de repli sur soi, c’est aussi une source de perte de confiance en soi, d’« employabilité » ou de « capital humain », c’est-à-dire de capacité à travailler efficacement. Dans le cas français, la très faible intensité en emploi des ménages concerne 7,5 % des personnes (et 9,8 % des personnes vivant dans des ménages dont l’adulte de référence est d’âge actif). Toutefois, comme dans le cas de la pauvreté en conditions de vie, le recoupement entre la très faible intensité d’emploi et les autres formes de pauvreté est assez limité, puisque, sur ces 7,5 %, seules 4,1 % vivent dans des ménages pauvres monétairement, et 1,8 % dans des ménages subissant des privations matérielles sévères.

Au total, si l’on rassemble ces trois formes de pauvreté et que l’on retient une conception « extensive » de cette dernière (pauvreté monétaire ou privations matérielles sévères ou très faible intensité d’emploi [2]), correspondant à trois façons de ne pas accéder aux niveaux et modes de vie considérés comme normaux dans une société donnée), près d’un cinquième de la population française se trouve dans l’une ou l’autre de ces situations : 19,3 % en 2010, contre 18,9 % en 2005. La pauvreté, au sens large du terme, s’est donc accentuée dans notre pays au cours de ces cinq dernières années. Il n’en est pas partout ainsi, comme le montre le tableau ci-dessous :

Le taux de pauvreté au sens large du terme
2005 (en % de la population)
Rang en 2005
2010 (en % de la population)
Rang en 2010
Variation (en points de %)
France18,9819,37+ 0,4
Allemagne18,4719,78+ 1,3
Luxembourg17,3617,15- 0,2
Danemark17,2418,36+ 1,1
Finlande17,2416,94- 0,3
Autriche16,8316,63- 0,2
Ensemble UE à 1521,521,6+ 0,1
Pays-Bas16,7215,12- 1,6
Suède14,4115,01+ 0,6
Italie25,01224,511- 0,5
Irlande *25,01225,714+ 0,7
Royaume-Uni24,81123,110- 1,7
Espagne23,41025,513+ 2,1
Grèce29,41527,715- 1,7
Belgique22,6920,89- 1,8
Portugal26,11425,312- 0,8
* 2009 pour l'Irlande
Source : Eurostat

Si, dans l’ensemble, le classement des pays demeure assez stable, on notera cependant l’importante accentuation de la pauvreté en Espagne et en Allemagne, tandis qu’elle recule sensiblement aux Pays-Bas, en Belgique, au Royaume-Uni et … en Grèce [3]. Mais on notera également que les pays scandinaves (Suède, Danemark) ont l’un et l’autre vu leur pauvreté (au sens large du terme) s’accroître, alors même qu’ils étaient jusqu’alors des pays modèles. Enfin – mais on l’a déjà souligné – la réussite économique allemande (seul pays de l’UE à 15 à avoir vu son taux de chômage baisser entre 2008 et 2010) n’a pas empêché le pays de connaître une aggravation sensible de sa pauvreté. On vérifie donc que de bons résultats économiques n’impliquent pas de bons résultats sociaux ; il est même possible que les bons résultats économiques résultent de la dégradation de la situation des plus mal lotis, les « mini-jobs » et la forte austérité salariale des années 2005-2010 ayant permis au pays de stimuler ses exportations.

Il reste donc beaucoup à faire pour que la construction européenne aille de pair avec l’amélioration du sort des plus démunis. Mais ne rêvons pas : la façon même dont on définit dans l’Europe le seuil de pauvreté signifie qu’il ne sera probablement jamais nul, quels que soient les efforts fournis dans ce domaine. Il faudrait en effet que la totalité de la population dispose d’un revenu supérieur à 60 % du niveau de vie médian, donc que la pyramide des niveaux de vie soit très tassée dans le bas de la distribution. Mais on pourrait espérer que l’écart diminue peu à peu, le niveau de vie du dixième le plus défavorisé de la population augmentant plus vite que le niveau de vie médian. C’est ce qui s’est passé en France jusqu’au début des années 2000. Mais, depuis 2002, le rattrapage a cessé et, depuis deux ans, c’est le mouvement inverse qui semble s’opérer. Effets des politiques publiques, sans doute : stagnation des minima sociaux, multiplication des emplois temporaires et à temps partiel, politiques éducatives se souciant davantage des élèves les mieux placés que des moins bien placés, etc.

Mais ce constat est insuffisant : comme dans les pays scandinaves, il semble bien que les couches moyennes soient sensibles au risque de tassement de la hiérarchie, qui leur fait perdre leur spécificité. Elles ont tendance à penser qu’on en fait trop pour ceux du bas et pour ceux du haut, et pas assez pour ceux du milieu, qui deviennent les sacrifiés de la société, accablés d’impôts et privés d’avantages sociaux. C’est donc avec l’assentiment tacite, sinon explicite de ces couches moyennes que, depuis une dizaine d’années, les politiques de lutte contre la pauvreté se sont affaiblies et les politiques sociales se sont durcies (critique de « l’assistanat », aides sociales conditionnées à la recherche ou à l’occupation d’emploi à faible revenu d’activité, etc.). Tout se passe au fond comme si la partie centrale de la population mettait des barrières à la réduction des inégalités dans le bas de la société, de peur d’être elle-même rattrapée par ce prolétariat dont elle a pu s’extraire dans le passé.

Mesurer la pauvreté monétaire
La pauvreté monétaire se mesure au niveau du ménage, c’est-à-dire de l’unité d’habitation. Il est donc nécessaire de mesurer l’ensemble des revenus (y compris les revenus sociaux, comme les allocations logement ou les prestations familiales) après impôt dont dispose chaque ménage, et de prendre en compte le nombre de personnes qui doivent en vivre. Mais, au sein d’un ménage comptant plusieurs personnes, toutes ne pèsent pas du même poids en ce qui concerne les dépenses.

Le premier adulte compte toujours pour 1, mais les personnes de 14 ans ou plus pour 0,5 seulement, et les enfants de moins de 14 ans pour 0,3. Ces coefficients (appelés « unités de consommation ») correspondent aux dépenses nécessaires qu’il faut effectuer lorsque le ménage s’agrandit, de sorte que le niveau de vie demeure le même. Quand un ménage est composé d’une seule personne, celle-ci a besoin d’un compteur d’électricité, d’un réfrigérateur, d’une machine à laver, d’une salle de douche, etc. Mais si cette personne se met en couple, il leur faudra peut-être un logement plus grand, mais il n’y aura pas besoin d’un deuxième réfrigérateur, d’un deuxième compteur d’électricité, etc. D’où ces coefficients, qui sont issus des enquêtes de consommation. La division du revenu total du ménage pour le nombre d’unités de consommation donne le niveau de vie (terme spécifique à la France : dans le reste de l’UE, on parle de « revenu équivalent »).

Sont considérés comme pauvres d’un point de vue monétaire les ménages (et toutes les personnes qu’ils comportent) dont le niveau de vie est égal ou inférieur à 60 % du niveau de vie médian (celui qui partage la population des ménages en deux parties égales, l’une ayant plus, l’autre ayant moins).

Ce chiffre est arbitraire : durant plusieurs années, la France a retenu 50 % du niveau de vie médian. Aujourd’hui encore, on calcule le taux de pauvreté monétaire à 50 % (du niveau de vie médian), voire à 40 % (moins de 636 euros, ce qui, en 2009, concernait 2,9 % des personnes).
La mesure des revenus peut se faire à partir des déclarations fiscales (souscrites par 98 % des ménages), recoupées ou complétées par d’autres sources (fichiers des Caisses d’allocations familiales, des enquêtes de patrimoine, de Pôle emploi, etc.). C’est le cas en France (enquête « revenus fiscaux et sociaux »).

Mais au niveau de l’Union européenne, on se sert d’une enquête (intitulée SILC) auprès des ménages, dont les déclarations sont ensuite vérifiées et éventuellement corrigées. Les chiffres Eurostat pour la France diffèrent donc légèrement de ceux de l’Insee, comme le montre le tableau ci-dessous :

Toutefois, les écarts entre les deux organismes sont purement apparents, puisque Eurostat retient comme date l’année où les données lui sont communiquées, tandis que l’Insee prend comme date l’année de perception des revenus. Il convient donc de comparer - par exemple - Eurostat 2010 et Insee 2009. Il existe de petites différences, qui tiennent davantage à des écarts minimes de définition. La seule exception est l’année 2007 (pour l’Insee, 2008 pour Eurostat), l’écart étant alors de 0,7 point. Cela tient à ce que, cette année là, l’Insee a effectué deux calculs : l’un sans les revenus
financiers (cas retenu par Eurostat), l’autre avec ces mêmes revenus(cas retenu par l’Insee).
Taux de pauvreté monétaire à 60 %
Unité : %
2005
2006
2007
2008
2009
2010
Insee13,113,113,413,013,5non déterminé
Eurostat13,213,213,112,712,913,5

Photo / © defun - Fotolia.com


[1Mieux vaut en effet comparer la France à un ensemble de pays dont le niveau de vie n’est pas trop différent. C’est le cas dans l’UE à 15, puisque, entre le pays le plus pauvre (en termes de PIB par tête), le Portugal, et le pays le plus riche (le Danemark), l’écart est de 1 à 2, alors qu’au sein de l’UE à 25, il est de 1 (pour la Bulgarie) à 10. Toutefois, dans ces comparaisons, le Luxembourg a été exclu, car son PIB est très élevé en raison du poids important des frontaliers dans l’activité économique, lesquels ne font pourtant pas partie de la population résidant dans le pays.

[2Toutefois, cette addition de trois sous-ensembles est critiquable, puisque, pour le troisième sous-ensemble, la base de calcul de la proportion des ménages concernés est différente (seuls les ménages comportant des personnes de 16 à 60 ans non en formation sont pris en compte, contrairement aux deux autres sous-ensembles, où la totalité des ménages est prise en compte)

[3Une partie de l’explication pour ce dernier pays résidant dans le fait que, le niveau de vie médian ayant sensiblement reculé au cours des deux dernières années, le seuil de pauvreté monétaire y a également reculé, puisqu’il est calculé à partir de ce niveau de vie médian.

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Date de première rédaction le 16 mars 2012.
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