Analyse

L’anti-sociologie ou l’art de faire disparaître la domination sociale

En dénonçant une prétendue « culture de l’excuse », nombre d’intellectuels cherchent à légitimer les processus de domination, au fondement des inégalités. Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon, décrypte le procédé. Extrait de « Pour la sociologie », ed. La Découverte.

Publié le 4 février 2016

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Catégories sociales

« L’assistanat est un vrai cancer de la société française » : de Laurent Wauquiez [1] à Emmanuel Macron, l’actuel ministre de l’Economie (« Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord », 18 février 2015), en passant par Philippe Val (« L’argent en soi est une bonne chose (...). La haine de l’argent raconte toujours la haine de la liberté. ») [2], un grand nombre d’intellectuels ou de professionnels de la politique s’insurgent contre une prétendue « culture de l’excuse » véhiculée par la sociologie quand elle rappelle le rôle des déterminants sociaux.

L’objectif de cette philosophie de la responsabilité est clair : légitimer les dominants et les vainqueurs de toutes sortes, notamment ceux qui réussissent scolairement comme professionnellement. Nous sommes riches, mais nous ne le devons qu’à nous-mêmes (mythe du self-made-man). Nous sommes scolairement brillants, mais cela tient uniquement à nos qualités intellectuelles (mythe du don) ou à nos efforts (mythe de la méritocratie). Nous sommes célèbres et reconnus, mais c’est exclusivement grâce à notre exceptionnel talent (mythe du génie). La domination de certains groupes sur d’autres n’est que la résultante de choix ou de réussites individuelles ; les logiques sociales n’ont rien à voir avec.

Comment est-ce possible ? Tout d’abord, lorsque les dominés (les individus pauvres en ressources économiques et culturelles, les victimes de stigmates, etc.) sont évoqués dans les discours anti-sociologiques, ils sont immédiatement « déréalisés » : on évacue totalement leur situation réelle, leur vie au quotidien. Ceux qui les évoquent ne font jamais l’effort mental de se mettre à la place de ceux ou de celles qui vivent concrètement les situations de domination évoquées. On parle des « pauvres » ou des « dominés » comme on parlerait de gens à « cheveux courts » ou à « cheveux longs », c’est-à-dire en faisant comme si la situation de pauvreté, de misère ou d’oppression n’avait aucune conséquence dans la vie quotidienne de ceux qui la vivent. Mais pour se mettre, au moins d’un point de vue imaginaire, à la place des dominés, il faudrait passer d’un vocabulaire convenu et stéréotypé, qui participe de la banalisation et de la déréalisation – « SDF », « bénéficiaires du RSA », « demandeurs d’emploi », etc. – à une description très précise de tout ce que cela signifie dans leur existence.

Quelles sont les conséquences en matière de rapports à la nourriture, au temps, à l’espace, à l’argent, aux loisirs, aux amis, aux amours, aux institutions publiques telles que l’école ou les administrations, etc., lorsque les personnes cumulent les manques affectifs, économiques et culturels, les handicaps ou les problèmes de santé, les problèmes de logement, les disqualifications, les mises à l’écart, les humiliations, etc. ?

D’une certaine manière, même le vocabulaire ordinaire de la sociologie, technique et abstrait, finit parfois par ne plus évoquer les réalités concrètes qu’il désigne. « Dominé » devient dans les discussions théoriques un terme général qui perd parfois de sa puissance d’évocation. Pour faire comprendre et faire ressentir l’état des choses, les expériences vécues, il faudrait toujours accompagner les analyses théoriques de cas qui montrent et décrivent très concrètement, dans la réalité des pratiques, ce que peut produire l’accumulation des difficultés, des handicaps, des souffrances et des coups durs de toute nature. Parler abstraitement comme le font nombre d’acteurs politiques, de la « misère », de la « pauvreté », des « milieux défavorisés », des « quartiers sensibles », des « jeunes de banlieues », etc., autorise subrepticement l’idée que, pour s’en sortir, tout est question de volonté, de choix, d’efforts, etc. Ce sont des visions de personnes « installées » qui ont tout eu (ou beaucoup), qui ont bénéficié de soutiens familiaux, d’héritages matériels et immatériels, de reconnaissances et d’aides de toutes sortes, et qui projettent dans la tête des dominés une mentalité ou une psychologie de dominant.

Vivre par exemple dans les conditions économiques les plus misérables, ce n’est pas comme porter un chapeau qu’on pourrait enlever à sa guise, mais c’est faire l’expérience dans son corps d’une série de manques, de traumatismes, de souffrances, d’humiliations, qui peuvent conduire, par réaction, celles et ceux qui les vivent, à des comportements que la loi et la morale réprouvent [3].

Chaque acteur politique qui parle avec légèreté par-dessus la tête des dominés devrait se demander ce qu’il serait devenu si son père après une vie de labeur était mort d’un accident du travail, le laissant seul auprès d’une mère éplorée et débordée ; s’il avait été victime d’actes de pédophilie dans sa famille ou s’il avait vu sa mère se prostituer ; s’il avait cumulé au cours de sa vie, précarité économique et carences affectives, échec scolaire, difficultés à payer la cantine, impossibilité de partir en vacances, expériences précoces de la violence, difficultés à trouver un logement, contrôles au faciès, petits boulots, chômage, etc. Garderait-il le sentiment que tout est possible, que le libre arbitre est une réalité universelle indestructible et que son destin serait toujours entre ses mains ? Rien n’est moins sûr.

Le consentement individuel efface toute domination

Ensuite, quelle que soit la nature de la domination (économique, politique, culturelle, sexuelle, etc.), on s’appuie sur certaines expressions subjectives du « consentement » pour nier la domination et critiquer ceux qui ont l’arrogance de l’analyser en ces termes : « Ce sont eux qui l’ont voulu. On ne les a pas forcés. » C’est tout le problème de l’idée de consentement dit « volontaire », c’est-à-dire obtenu autrement que par la force ou la contrainte directe.

Prenons le cas du travail le dimanche. Considérer que parce que ce sont les salariés eux-mêmes qui demandent parfois à travailler le dimanche (« Certains salariés des enseignes de bricolage défendent le droit de travailler le dimanche, en raison des avantages financiers que cela procure [4]. »), alors il n’y a pas lieu de parler d’exploitation ou de domination, est une grossière erreur, lourde de conséquences dans les débats publics sur ce genre de questions : « Qu’en est-il de la volonté des salariés ? Elle est évidemment très variable. Mais, n’en déplaise à certains syndicats (dont le nombre d’adhérents dans le secteur du commerce culmine à 2 %), il existe des salariés qui veulent travailler le dimanche : par exemple parce qu’ils ont un salaire faible, parce qu’ils sont à temps partiel contraints, parce qu’ils sont étudiants et peinent à financer leurs études ou leur logement, etc. « Au nom de quel principe supérieur entraver cette liberté [5] ? » Il est assez cocasse d’appeler « liberté » ce qui n’est, en définitive, qu’un choix effectué sous contraintes.

Les arguments sur le « consentement » sont des arguments juridiquement pratiques, mais qui manquent singulièrement de profondeur historique et de contextualisation. Il faudrait toujours s’interroger sur quel type d’individu donne son consentement, à la suite de quoi et dans quelles conditions. Faute de se demander quelles sont les conditions sociales de production d’un consentement, c’est-à-dire dans quelles conditions, à la suite de quelles séries d’expériences, et dans quels contextes biographiques, économiques, politiques ou culturels, on consent, on passe à côté de la réalité objective des rapports sociaux [6]. Le « choix » de travailler le dimanche n’a, en définitive, rien d’un choix, et ne se prend que dans un espace historiquement déterminé des possibles. Par exemple, si les travailleurs faiblement qualifiés obtenaient, à la suite de luttes, l’augmentation substantielle de leurs salaires sans travail supplémentaire, nul doute que la question du travail le dimanche ne se poserait plus tout à fait dans les mêmes termes. C’est uniquement parce que les salariés ont intériorisé le fait qu’il n’était pas possible pour eux de « gagner plus sans travailler plus » qu’ils consentent à travailler le dimanche. Nombre d’entre eux sont prêts à tous les sacrifices pour leurs enfants ou leurs familles. Et il y a fort à parier que si l’on proposait de remplacer les semaines légales de congés payés par des semaines de travail payées double, une partie des salariés serait disposée à y consentir pour les mêmes raisons.

Comprendre n’est pas juger. Mais juger (et punir) n’interdit pas de comprendre. Si l’attitude de ceux qui veulent juger et punir sans comprendre ne s’était pas déraisonnablement étendue dans la sphère publique, personne n’oserait reprocher aux sciences du monde social de faire leur travail, et personne n’aurait l’idée d’interpréter la « recherche des causes » ou la « volonté de comprendre » comme une excuse ou une entreprise de disculpation.

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon, publie « Pour la sociologie », aux éditions La Découverte, Paris, 2016.

« Car il y a, dans la vie des pauvres, des entraînements, des malheurs et des fatalités que les riches ne comprennent jamais, et qu’ils jugent comme les aveugles des couleurs. » (Histoire de ma vie I, George Sand, GF-Flammarion, Paris, 2001, p. 494.)

Photo/ © Ivan Constantin


[1Alors ministre des Affaires européennes, 8 mai 2011.

[2Malaise dans l’inculture, Grasset, 2015.

[3En quête de respect. Le crack à New York, Philippe Bourgois, Seuil, « Liber », Paris, 2001. L’Exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, Lionel Thelen, Bruxelles, 2006. Loïc Wacquant., Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, La Découverte, « Poche », Paris, 2007.

[4« Travail dominical : les salariés s’opposent aux syndicats », Olivia Detroyat, Le Figaro, 22 septembre 2013.

[5« Travail le dimanche : et si on donnait la parole aux salariés », Bertrand Martinot, Le Figaro, 29 août 2014.

[6Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Bernard Lahire, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2015, p. 67-130.

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Date de première rédaction le 4 février 2016.
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