Entretien

« Les déserts médicaux se créent aussi là où on ne les attend pas ». Entretien avec Emmanuel Vigneron, géographe

La désertification médicale est bien identifiée dans les zones rurales isolées. Mais l’accessibilité des soins n’est pas qu’une question de kilomètres. Comment enrayer le phénomène ? Entretien avec Emmanuel Vigneron, géographe, professeur à l’université de Montpellier.

Publié le 18 août 2017

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Modes de vie Santé

La quasi-totalité de la population française vit à moins de quinze minutes d’un médecin généraliste, selon l’Insee. Et 95 % de la population peut accéder à un hôpital en moins de 45 minutes, rappelait le ministère de la Santé en 2011. Les ’déserts médicaux’ sont-ils un faux problème ?

Ce n’est pas un faux problème. Les déserts médicaux ne concernent plus seulement les habitants des communes isolées qui, sans que ce soit anormal, ont toujours dû faire quelques kilomètres pour trouver un médecin. Mais aujourd’hui des arrondissements, des cantons entiers, des départements, et même des régions, sont en proie à une désertification médicale très avancée. La Mayenne, la Lozère par exemple, avec beaucoup d’autres, sont des départements où il n’y a vraiment plus beaucoup de médecins. La région vraiment déshéritée est la région Centre-Val de Loire, sauf dans l’agglomération tourangelle. Elle est bordée par des régions qui ne sont pas beaucoup mieux loties comme la région Bourgogne-Franche-Comté ou l’Auvergne. La distance devient si excessive qu’elle entraîne un renoncement à des soins qui seraient pourtant nécessaires.

Ne faudrait-il pas distinguer les villes des campagnes ?

Les déserts médicaux peuvent aussi se créer là où on ne les attend pas. C’est notamment le cas dans les très grandes villes comme Paris. Parce que les jeunes médecins ont du mal financièrement à s’établir en ville, à trouver un cabinet de taille suffisante à des prix abordables, il se créé un désert médical, ce qui est tout à fait paradoxal par rapport à l’histoire médicale de la France. Cela se traduit par la difficulté des gens qui arrivent dans une ville à trouver un médecin référent. Ils devront attendre leur premier enfant pour rentrer à nouveau dans un circuit de suivi médical, avec un gynécologue qui enverra chez un confrère, etc. Mais pour les nombreux jeunes qui s’installent à Paris notamment pour le travail, cela reste plus compliqué.

Après les zones rurales et les grandes villes, le troisième type de désert médical, ce sont les banlieues pauvres. Il y a 40 fois plus de spécialistes pour 10 000 habitants dans le 7e arrondissement de Paris qu’à La Courneuve où il n’y en a que 1,6 pour 10 000 habitants. On pourra dire qu’après tout, les habitants de La Courneuve n’ont qu’à prendre le RER pour venir dans le 7e. Mais il y a beaucoup de raisons qui les en empêchent, et d’abord le fait que, dans le 7e, l’essentiel des médecins pratiquent des dépassements d’honoraires qui en limitent l’accès aux plus modestes.

Deuxièmement, dans certaines villes de banlieue on trouve beaucoup de bénéficiaires de la CMU et certains médecins, on le sait bien, refusent de les prendre. Ensuite et surtout, les transports représentent un coût non négligeable. Selon la zone où on habite en Île-de-France, l’aller-retour à Paris peut coûter aux alentours de 10 euros, ce qui n’est pas rien. La barrière financière joue donc ici. Enfin, une partie des habitants de la banlieue se sentent un peu perdus dans les beaux quartiers parisiens. D’ailleurs, on le leur fait remarquer. Encore davantage dans une salle d’attente de médecin.

Tout cela fait que nos concitoyens ressentent la réalité des déserts médicaux (comme les dépassements d’honoraires, le reste à charge, etc). C’est d’ailleurs pour quoi les services d’urgence sont pleins en permanence dans les hôpitaux. On ne peut pas en vouloir à ceux qui s’y adressent. Le service public est fait pour ça. Il est un peu facile et méprisant de croire que les urgences constituent la solution de facilité. Que ceux qui disent cela aillent aux urgences et voient ce que c’est d’attendre longtemps, très longtemps souvent…

95 % de la population qui a accès à un hôpital en moins de 45 minutes, ça fait quand même 5 % pour lesquels ce n’est pas le cas, c’est-à-dire trois millions de Français. Dans le préambule de la Constitution de 1946, il est écrit que la Nation garantit à tous la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. À tous. Or, ces trois millions-là, qui vivent sur 40 % du territoire national, ne croient plus à l’égalité des territoires en France. Trois millions, ça pèse dans les urnes. Cette situation n’est pas bonne pour la République.

Comment lutter contre les déserts médicaux ?

En 1928, des syndicats de médecins se sont réunis au sein de la Confédération syndicale des médecins français, la CSMF. Les médecins sont alors en position de force : ils sont bien formés, ils sont intelligents, ce sont des notables. Et ils sont bien placés pour obtenir ce qu’ils souhaitent. Ils établissent une charte médicale dont un des points est la liberté d’installation. Personne n’ose remettre en cause ce principe de liberté d’installation comme celui de la liberté de prescription, etc. Les difficultés de la sécurité sociale, plus tard, ont mené à restreindre un peu les prescriptions, à les contrôler davantage. Les médecins ont protesté. C’est normal, c’est la vie syndicale. Mais, en contrepartie, on n’ose pas toucher à la liberté d’installation.

Les gouvernements font seulement semblant : les Agences régionales de santé (ARS) ne peuvent imposer à un médecin de s’installer à un endroit donné. Je ne suis pas forcément pour d’ailleurs. En revanche, je propose de créer des corps spéciaux de médecins, constitués des nombreux jeunes qui ne sont pas reçus au concours de la première année de médecine mais qui feraient de très bons médecins parce qu’ils ont vraiment la vocation. Plus qu’ouvrir le numérus clausus, c’est créer un deuxième corps de médecins qui prendraient un engagement de service public pour dix ans. Ce n’est pas du tout le retour aux officiers de santé du XIXe siècle [1] . L’État a le droit d’embaucher des médecins, les collectivités locales aussi.

Un autre moyen de lutter contre les déserts médicaux consiste à développer les maisons de santé, qui regroupent différents professionnels de la santé travaillant à une prise en charge globale des patients. Un gros effort a été fait en ce sens par les deux dernières ministres de la Santé mais le mouvement risque de s’épuiser faute de combattants. Beaucoup de médecins, établis dans leur propre cabinet, ne souhaitent pas intégrer une équipe. Les études de médecine, comme toutes les études difficiles en France, ne poussent pas au travail collaboratif. En France, plus les études sont ardues, moins on est collaboratif. On est formé comme ça.

Que penser des aides financières à l’installation ?

Cela fait vingt ans maintenant qu’elles existent, et on n’en voit pas les effets. Parce que ces aides financières ne sont pas grand-chose par rapport à l’engagement de long terme que représente une installation. On va garantir un salaire de niveau très correct à un médecin pendant un an ou deux, mais après ? En revanche, le développement de la télémédecine est un bon argument de connexion entre les médecins et leurs confrères. Il offre un filet de sécurité, permet de ne pas être seul face à des problèmes qui peuvent dégénérer. Il faut vraiment faire sauter le verrou de l’absence de tarification claire de la télémédecine qui en entrave le développement.

On peut aussi dire que si on payait les médecins beaucoup plus, ils accepteraient peut-être de s’installer ailleurs que dans des zones où les gens sont riches. Mais peut-on comparer leurs revenus, par exemple, à ceux du plombier qui vient chez vous ? D’abord, ce serait oublier que le plombier, on peut s’en passer en bricolant, et que, d’autre part, sa petite entreprise n’est pas à l’abri d’une faillite. Un médecin ne risque pas le chômage. Davantage qu’un plombier, il peut augmenter ses revenus en réduisant le temps des consultations. Ce que certains font puisque malgré l’absence d’augmentation du remboursement des consultations, les revenus des médecins n’ont cessé d’augmenter. Alors que le salaire de beaucoup de salariés, du public comme du privé, est bloqué depuis des années. Les médecins devraient aussi prendre leur part dans la résolution des difficultés de notre pays.

Propos recueillis par Nina Schmidt.

Emmanuel Vigneron est l’auteur d’un ouvrage qui vient de paraître : L’Hôpital & le Territoire. De la Coordination aux GHT : une histoire pour le temps présent, SPH éditions, mai 2017


[1Les officiers de santé avaient l’autorisation d’exercer la médecine sans le titre de docteur en médecine. NDLR

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Date de première rédaction le 18 août 2017.
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