Point de vue

Neuf millions de pauvres, un chiffre exagéré

La France compte 8,9 millions de pauvres selon le seuil de pauvreté le plus souvent utilisé. Une approche discutable du phénomène. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 12 septembre 2017

https://www.inegalites.fr/pauvre-exageration - Reproduction interdite

Revenus Pauvreté

La France compte 8,9 millions de pauvres selon les données 2015 de l’Insee. Comment est-ce possible, dans l’un des pays les plus riches au monde ? A quoi correspondent ces chiffres largement utilisés dans le débat public sans se préoccuper de la méthode de calcul ?

Jusqu’en 2008, le seuil de pauvreté le plus souvent utilisé était équivalent à la moitié (50 %) du niveau de vie médian, celui qui partage en deux la population, autant gagne davantage, autant gagne moins. Depuis 2008, l’Insee présente le plus souvent la définition européenne de la pauvreté, c’est-à-dire le seuil à 60 % du niveau de vie médian. Ce saut de 50 à 60 % change tout : il fait augmenter le seuil de pauvreté mensuel de 846 à 1 015 euros (pour une personne seule), le nombre de personnes concernées de 5 à 8,9 millions et le taux de pauvreté de 8 à 14,2 % (données 2015).

Afficher un chiffre élevé de pauvres permet de frapper les consciences et d’appeler à la solidarité. La statistique joue un rôle important dans le débat public et peut influencer les politiques mises en œuvre dans un pays où la misère côtoie la grande richesse. Cette pratique, qui souvent part d’une intention louable tant la pauvreté heurte nos valeurs, est risquée. Pour le comprendre, il faut entrer dans la machine à calculer de la pauvreté, ce que personne ne fait jamais : il est tout à fait étonnant de voir comment les commentateurs utilisent la donnée publique comme allant de soi.

Expliquons-nous. Le seuil de pauvreté désormais utilisé est équivalent à 60 % du revenu médian. Ce revenu est de 1 692 euros mensuels pour un célibataire en 2015. Le seuil est donc de 1 015 euros pour une personne seule (60 % de 1 692). En dessous de ce seuil, une personne est considérée comme pauvre.
Poursuivons. Selon l’Insee, ce même seuil est de 1 523 euros pour un couple sans enfant et de 2 132 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans. À ces niveaux de vie, on touche environ le double du revenu de solidarité active. On est très éloigné des publics qui ont recours aux associations caritatives. En définitive, le seuil de pauvreté à 60 % prend en compte des situations sociales qui vont de ce que l’on appelait il y a quelques années le « quart monde » aux milieux sociaux très modestes.

Effets pervers

À force d’élargir le concept de pauvreté, celui-ci change de sens. Ce qui a deux effets pervers.

Premièrement, il attise les discours qui relativisent l’importance du phénomène : « Le pauvre qui vit dans un HLM, qui a sa télé, son portable et les aides sociales est-il vraiment pauvre ? ». Un discours répandu chez les personnes âgées qui ont connu des périodes où les revenus étaient beaucoup moins élevés : le seuil de pauvreté en 2015 équivaut – une fois l’inflation déduite – au revenu médian des années 1970. Les pauvres d’aujourd’hui qui se situent au niveau du seuil disposent quasiment du niveau de vie des classes moyennes de cette époque.

Deuxièmement, cette conception élargie de la pauvreté alimente la critique du modèle social français. Comment se fait-il qu’on en soit là alors que l’État dépense autant ? De quoi changer de perspective : « Si les pauvres en sont là, c’est qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait et que la société, à force d’aides, ne les « incite » pas assez à reprendre le travail ». C’est le même type de raisonnement qui conduit à baisser les aides au logement qui au fond bénéficieraient aux propriétaires : arrêtons de trop en faire.

Comme un boomerang, la conception extensive de la pauvreté risque de se retourner contre tous ceux qui luttent sur le terrain pour améliorer la situation des plus démunis, et qui sont choqués par la situation actuelle. Plutôt que de multiplier les instruments destinés à réduire les effets de la pauvreté, un débat mériterait d’être mené sur la réalité de la pauvreté aujourd’hui.

Être pauvre, c’est quoi ?

Concrètement, être pauvre aujourd’hui, c’est manquer de quoi ? En France, 6 % des ménages ne peuvent maintenir leur logement à bonne température, 17 % ont un logement bruyant et 28 % ne peut pas se payer une semaine de vacances au moins une fois dans l’année (Insee, données 2012). Il faut aussi considérer les coûts du logement : avec 1 000 euros, on ne vit pas de la même façon à Paris qu’à Aurillac. On pourrait s’interroger aussi sur la pauvreté scolaire. Le système éducatif français reproduit en grande partie les inégalités entre les milieux sociaux. Contrairement au discours ambiant, le nombre de ceux qui sortent de l’école sans qualification se réduit nettement [1], mais les exigences de notre société en matière de qualifications s’accroissent.

Du point de vue des revenus stricto sensu, il faudrait distinguer la population pauvre des catégories les plus modestes. C’est pourquoi l’Observatoire des inégalités publie les différents seuils, mais utilise dans ses analyses, quand c’est possible, le seuil à 50 %. Derrière ce débat se profile une façon de comprendre la société. Il en est de même avec les inégalités en général, les travailleurs pauvres ou la fracture sociale, que certains voient « exploser » en France. Exagérer un phénomène social, même avec la meilleure volonté du monde, n’aide pas à le résoudre, bien au contraire. Cela peut galvaniser les troupes des convaincus mais certainement pas mobiliser plus largement. Et au final, c’est le modèle social français qui en pâtit.

Définir les contours de la pauvreté ne doit pas pour autant conduire à minimiser le phénomène en se concentrant sur une poignée d’exclus. On remarquera au passage que l’exagération de la pauvreté a souvent pour pendant une conception restrictive de la richesse aux 1 % les plus aisés pour se dédouaner d’une solidarité plus large [2]. Au seuil à 50 % du niveau de vie médian - seuil plus restrictif - notre pays compte déjà cinq millions de pauvres. Un niveau suffisant pour justifier tous les appels à la solidarité.

Louis Maurin

Photo / © pucci raf - Fotolia

Aidez-nous à offrir à tous des informations sur l’ampleur des inégalités

Notre site diffuse des informations gratuitement, car nous savons que tout le monde n’a pas les moyens de payer pour de l’information.

L’Observatoire des inégalités est indépendant, il ne dépend pas d’une institution publique. Avec votre soutien, nous continuerons de produire une information de qualité et à la diffuser en accès libre.


Je fais un don
Date de première rédaction le 30 août 2011.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)

Sur ce thème