1,6 million de pauvres échappent aux données de l’Insee sur la pauvreté
1,6 million de personnes devraient être comptées comme pauvres mais échappent au décompte statistique. Un chiffre enfin confirmé par l’Insee. Extrait du Centre d’observation de la société.
Publié le 14 décembre 2021
https://inegalites.fr/1-6-million-de-pauvres-echappent-aux-donnees-de-l-Insee-sur-la-pauvrete - Reproduction interditeAprès plusieurs années d’attente, l’Insee a enfin publié une estimation du nombre de personnes pauvres qui échappent à ses statistiques publiées chaque année. Officiellement, elles sont donc 1,6 million [1] si on utilise le seuil de pauvreté situé à 60 % du niveau de vie médian. Il s’agit notamment de personnes sans domicile ou vivant en maison de retraite et surtout de personnes démunies vivant dans les Dom. En voici la composition en détail.
Personnes sans domicile ou en habitat mobile : 185 000
Établies à partir des déclarations d’impôt, les données officielles sur la pauvreté ne comptabilisent pas les personnes qui vivent dans la plus grande misère, dans des bidonvilles ou dans la rue. La dernière enquête en date sur les sans domicile remonte à 2011. À l’époque, l’Insee chiffrait à 140 000 le nombre de personnes qui n’avaient pas de domicile. Le ministère des Solidarités chiffre à 132 000 le nombre de personnes accueillies dans des établissements d’hébergement pour personnes en difficulté [2]. Dans sa nouvelle étude, l’Insee retient 77 000 sans-abri ou vivant dans un établissement pour personnes en grande difficulté sociale et 108 000 dans une habitation mobile, soit un total de 185 000. Ce chiffre est très probablement inférieur à la réalité si l’on en croit notamment les données de la Fondation Abbé Pierre.
Ceux qui sont hébergés en collectivité : 278 000
Les personnes qui vivent en collectivité ne sont pas comptabilisées par l’Insee pour établir ses données sur les revenus. En France, 1,34 million de personnes sont dans ce cas (données 2016). Parmi le million de personnes âgées habitant en maison de retraite, combien disposent de revenus supérieurs au seuil de pauvreté ? Il faut y ajouter, par exemple, les immigrés qui vivent dans des foyers de travailleurs, les détenus (70 000 personnes), les étudiants en cité universitaire ou les personnes lourdement handicapées vivant en établissements sanitaires de long séjour. Parmi eux, rares sont ceux dont les revenus dépassent le seuil de pauvreté. Pour l’Insee – si on ne retient pas les centres d’hébergement d’urgence – 278 000 personnes vivant en communauté disposeraient d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Cette estimation ne prend pas en compte les personnes en prison.
Étudiants ne vivant plus chez leurs parents : 230 000
Les étudiants qui vivent dans un logement indépendant de leurs parents (hors cité universitaire) sont aussi écartés de l’enquête de l’Insee sur les revenus. Ils représentent 578 000 ménages en 2017, selon le recensement de l’Insee. Cette population hétéroclite mélange de jeunes étudiants qui « galèrent », qui doivent travailler quelques heures en complément de leurs études, et d’autres aux conditions de vie nettement plus favorables du fait du soutien financier de leurs parents. Selon l’évaluation de l’Insee, 230 000 personnes seraient concernées par la pauvreté et 170 000 si on tient compte de l’aide parentale. Cette donnée comprend les couples dont la personne de référence est étudiante ainsi que leurs enfants.
Habitants des départements d’outre-mer : 900 000
L’essentiel des pauvres oubliés des statistiques vivent dans les départements d’outre-mer. L’enquête de l’Insee ne porte en effet que sur la France métropolitaine. Les taux de pauvreté dans ces territoires, et en particulier à Mayotte, sont considérables. On ne dispose que de données pour le seuil de pauvreté fixé à 60 % du niveau de vie médian. Les taux vont de 33 % en Martinique à 77 % à Mayotte. Selon nos estimations, cela représenterait 950 000 personnes pauvres. L’Insee estime le chiffre de son côté à 900 000, ce qui est proche. Il faudrait y ajouter la population de ces départements qui échappe à toute statistique. On sait qu’une part non négligeable des habitants de ces territoires vit dans des situations sociales très difficiles.
Des visages très différents
SDF, personnes âgées, travailleurs immigrés en foyer, détenus, étudiants, habitants de l’outre-mer…, la France invisible des statistiques de la pauvreté a des visages très différents. Au total, selon l’Insee, environ 1,6 million de personnes pauvres ne sont pas enregistrées dans les données publiées chaque année. On compterait non pas 8,5 millions mais 10,1 millions de personnes pauvres en France (au seuil de 60 %). Ce chiffre est probablement encore sous-estimé d’au moins 100 000 personnes, mais il permet de mieux évaluer la pauvreté.
Méfions-nous de tout simplisme. Par construction, la statistique appréhende mal les populations hors logements classiques. Il n’y a pas une pauvreté « cachée » par les services statistiques officiels. Ainsi, l’Insee a publié cette année des éléments sur la pauvreté dans les départements d’outre-mer, même s’il demeure inacceptable que ces territoires ne soient pas intégrés dans les données nationales. Par ailleurs, l’Institut s’intéresse à une mesure de la grande pauvreté qui fait le point sur les populations non comptées dans les statistiques habituelles de la pauvreté [3] .
Des progrès sont faits. On peut malgré tout regretter qu’il ait fallu attendre cinq ans après la publication de nos premières estimations sur ce sujet [4] pour que l’Insee publie de telles données. Par ailleurs, les études qui tentent de dénombrer les personnes en marge du système ne sont pas légion. Le dernier travail global de dénombrement des sans domicile date de plus de dix ans. Du coup, certaines villes ont lancé leurs propres estimations. Il faudrait aussi mieux évaluer par exemple la pauvreté dans les maisons de retraite ou la pauvreté en « dépendance » (pour ceux qui dépendent du revenu d’une tierce personne, voir encadré ci-dessous). De l’invisibilité statistique à l’invisibilité tout court, il n’y a souvent qu’un pas.
Les personnes qui vivent du soutien familial |
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Une partie de la population dispose de faibles revenus mais dépasse le seuil de pauvreté en raison de la prise en compte de l’ensemble des ressources du ménage. Ces personnes ne vivent pas dans la pauvreté au quotidien, mais elles seraient dans cette situation sans l’apport de ce revenu tiers. C’est le cas notamment de la plupart des femmes inactives dont le conjoint dispose d’un revenu suffisant pour que l’ensemble du ménage se situe au-dessus du seuil de pauvreté, mais qui, par elles-mêmes, n’ont aucunes ressources. Il faut y ajouter toute une partie de jeunes adultes qui connaissent des difficultés d’insertion sur le marché du travail et sont contraints de rester ou de revenir vivre chez leurs parents. La solidarité au sein du couple, de la famille ou des amis fait qu’une partie de la population dispose d’un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté uniquement parce que l’on prend en compte le revenu de ceux qui les aident. Pris individuellement, ces adultes entreraient dans les chiffres de la pauvreté même s’ils vivent dans un ménage qui globalement n’est pas pauvre. Par définition, ces situations ne sont pas prises en compte dans le total d’1,6 million de personnes pauvres non comptées, annoncées par l’Insee. |
Extrait de « 1,6 million de pauvres absents des statistiques, c’est maintenant officiel », Centre d’observation de la société, 28 novembre 2021.
Photo / © Matthias Zomer, Pexels
[1] Les données sont publiées dans Revenus et patrimoine des ménages, Insee références, Insee, mai 2021.
[2] « Hébergement des personnes en difficulté sociale : 140 000 places fin 2016, en forte progression par rapport à 2012 », Études et Résultats n° 1102, ministère des Solidarités, février 2019.
[3] « Environ deux millions de personnes en situation de grande pauvreté en 2018 » in Revenus et patrimoine des ménages, Insee références, Insee, mai 2021.
[4] Et trois ans après leur diffusion en 2018 dans le premier Rapport sur la pauvreté en France de l’Observatoire des inégalités.
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