Comment la gauche « moderne » a abandonné les classes populaires
Les inégalités sont à la mode, tant qu’elles sont compatibles avec les hiérarchies sociales. La gauche « moderne » a abandonné les classes populaires, qui lui rendent la monnaie de sa pièce. Un point de vue de Louis Maurin. Extrait du quotidien « Le Monde ».
Publié le 8 janvier 2016
https://inegalites.fr/Comment-la-gauche-moderne-a-abandonne-les-classes-populaires - Reproduction interdite« Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord ». L’extrême violence des propos du ministre de l’Économie Emmanuel Macron n’a pas échappé aux cinq millions de demandeurs d’emploi, les dimanches 6 et 13 décembre derniers, au moment de voter. Que se passe-t-il dans la tête d’une caissière quand elle entend qu’un ministre du Travail estime que le contrat de travail n’établit pas de lien de subordination (François Rebsamen) ? Ou quand elle voit que sa suivante, Myriam El Khomri, ne sait dire combien de fois son contrat à durée déterminée peut être renouvelé ? Une boule de haine qui monte face à l’humiliation.
La gauche « moderne » ignore les classes laborieuses ; elles lui rendent dans les urnes la monnaie de sa pièce. Voilà qui permet de comprendre la poussée du Front national, bien plus que la peur des étrangers dont la part dans la population (6,4 %) est inférieure à ce qu’elle était en 1982. L’incrédulité des dirigeants socialistes devant leur impuissance à endiguer la montée du parti d’extrême droite a une raison simple : ils ne comprennent plus rien à la société française.
Certes, la gauche n’a pas abandonné les inégalités, elle n’a même que ce mot à la bouche. Inégalités d’âge, de sexe, de couleur de peau ou entre les territoires nourrissent la communication politique, les livres, les colloques et les discours. Tant que celles-ci demeurent compatibles avec une très forte hiérarchie entre les exécutants et ceux qui décident, tout va bien.
Peu importe les écarts de salaires entre le haut et le bas ou la précarité, tant que l’on compte le bon nombre de représentants de la « diversité » ou que l’on respecte la « parité » parmi les dirigeants. Tant pis si les immigrés et les femmes des milieux populaires sont les premiers touchés par la précarité. Le temps est venu des « chartes », des « pactes » ou de la « responsabilité sociale ». L’appel à la bonne volonté des dirigeants d’entreprise a remplacé la lutte des classes ; la charité sociale est devenu un substitut au partage de la richesse.
Ce changement assure une cohérence idéologique à cette gauche qui associe libéralisme culturel et économique et qui n’a absolument rien de social démocrate. Le mariage homosexuel plus la flexibilité du travail, elle y croit. Cette idéologie est assumée au plus haut de l’État par le ministre de l’Économie lui-même, qui se situe dans le camp « du libéralisme politique et économique » sans être désavoué (Le Monde daté 29 septembre 2015). Ce qui compte [1], c’est « l’égalité des opportunités » : permettre aux gosses de pauvres de devenir riches et aux gosses de riches de devenir pauvres… Si chacun peut accéder à toutes les places, peu importe la façon dont notre système fonctionne et qu’il écrase le plus faible.
Le discours des économistes du XIXe siècle est présenté comme « moderne ». Ceux qui veulent rendre le fonctionnement du système plus juste – ces « égalitaristes » – disqualifiés. Des 35 heures au droit du travail, le monde libéral part à la chasse aux « tabous » pour démonter le modèle social. Pendant ce temps, la violence des inégalités sociales laisse des traces dans un système où la liberté est celle du « renard libre dans le poulailler libre », où « l’égalité des chances » n’est qu’un mythe destiné à légitimer la reproduction sociale.
Ce n’est pas un problème de « marges de manœuvre » économiques, de budget. Le pacte de « responsabilité » constitue un cadeau fiscal, principalement aux entreprises, de 46 milliards d’euros par an. L’équivalent du budget du ministère de l’Éducation, de centaines de milliers de logements sociaux, de crèches, de centaines de commissariats de quartier, de quoi proposer un RSA aux jeunes en galère ou des conditions de fin de vie dignes aux personnes âgées démunies. L’Assemblée vient encore de voter un soutien aux emplois domestiques de 225 millions d’euros par an : la gauche dirigeante a besoin de serviteurs peu chers, qui travaillent chez eux et le dimanche dans les commerces d’une nouvelle société flexible.
Tout irait bien si cette gauche embourgeoisée pouvait s’affranchir du pouvoir de nuisance des classes populaires, prendre ses congés, manger bio et choisir la bonne école pour ses enfants tranquillement. Elle a même théorisé son divorce avec le monde ouvrier devenu conservateur, selon la fondation Terra Nova (« Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 », Bruno Jeanbart et Olivier Ferrand, 2011). Malheureusement pour elle, les catégories populaires sont nombreuses : 14 % seulement de la population adulte disposent d’un niveau de diplôme supérieur à bac + 2, la moitié des actifs sont employés ou ouvriers. Nous sommes en démocratie et elles continuent à voter. Même si elles s’abstiennent davantage, leur poids est tel dans l’électorat que l’on ne peut faire sans elles. Lionel Jospin cherchait encore à la fin des années 1990 à « réconcilier les classes moyennes et populaires » ; aujourd’hui, la gauche dirigeante veut faire l’alliance des couches aisées et des classes moyennes dites « supérieures », 20 % des électeurs en comptant large.
Résultat, le Parti socialiste se désintègre : un électeur sur dix a voté pour lui au premier tour des dernières régionales. Les électeurs se détournent des partis politiques en général qui n’ont que faire des catégories populaires. La seule organisation qui produise un discours de classe fort est le Front national, en s’appuyant sur la démagogie et la xénophobie.
Incapable de penser la question sociale, la gauche « moderne » croit avoir trouvé la parade pour devenir populaire. Penser la société avec des sondages et brosser la population dans le sens du poil. On continue à nous expliquer que ces couches populaires se manifestent, non parce qu’elles paient cher les effets de la crise, mais parce qu’elles auraient peur du « grand remplacement ». Marginalisées hors des villes, elles seraient mises en « insécurité culturelle » par les populations immigrées des cités, qui profitent de l’expansion des métropoles. Le discours du Front national en version allégée est devenu politiquement correct à gauche en grossissant à l’extrême les difficultés – réelles – posées par l’intégration des étrangers dans un contexte de chômage. En utilisant les arguments de l’extrême droite, la gauche ne fait que légitimer un discours de haine.
Comment défendre les catégories populaires sans utiliser l’arme de la démagogie ? Ces catégories n’ont pas davantage à gagner à la « dictature de prolétariat » et au renversement du capitalisme qu’on leur promet à l’autre extrême. Divisée, engoncée dans un discours révolutionnaire, l’extrême gauche ne peut que rester ultra minoritaire. Les Verts s’intéressent plus à leur panier bio qu’aux ouvriers. De son côté, la droite, plutôt que de partir à la reconquête d’un électorat populaire avec des propositions sociales, s’est fait piéger par la gauche qui lui a volé sa politique. Ses ténors font l’erreur de se lancer dans la surenchère. Le Front national comble ce vide sidéral. « Nos sociétés ne sont pas sans classes, mais sans discours de classe articulant, de manière nouvelle, une explication théorique de ces inégalités à un projet politique de transformation sociale, crédible et vérifiable », expliquait le sociologue Claude Dubar [2]. Tout est dit. Reste à savoir qui est prêt à rénover le projet social démocrate.
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Ce texte a été publié dans le quotidien « Le Monde », le 8 décembre 2015. Louis Maurin est le coauteur avec Valérie Schneider du « Rapport sur les inégalités en France », Observatoire des inégalités, 200 pages, 7,50 euros, juin 2015.
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