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Inégalités : que peuvent nous dire les économistes ?

Alors que les biens et les services sont désormais échangeables internationalement, faut-il taxer les richesses accumulées ou intervenir en amont sur les inégalités de revenus ? Petite leçon d’économie appliquée aux inégalités. Par Pierre-Noël Giraud, économiste, enseignant à MINES ParisTech et à l’université Paris Dauphine. Extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ?.

Publié le 30 novembre 2017

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Revenus Niveaux de vie

La question des inégalités, leurs causes, leurs évolutions, leurs conséquences, leur caractère naturel ou social, juste ou injuste, les moyens de les combattre convoquent l’ensemble des sciences économiques et sociales, ainsi que la philosophie morale et politique. L’économie n’en aborde que certains aspects. Elle mesure certaines inégalités – de revenus, de patrimoine, d’accès à l’éducation, à la santé, au logement, à la culture, etc. – et propose une explication de leurs évolutions. Si les inégalités sont jugées excessives – un jugement, on le verra, entièrement politique – elle propose des moyens de politique économique pour les réduire.

Les inégalités mesurées par l’économie

Les inégalités les plus faciles à mesurer sont celles de revenus. On distingue les revenus primaires, que les individus tirent directement de la rémunération de leur travail et des rendements de leur patrimoine, et les revenus disponibles, après répartition, c’est-à-dire après impôts et prestations sociales diverses. Elles sont mesurées par exemple, par la part du revenu total des habitants d’un pays qui revient aux 1 %, 10 %, 50 % de la population. Un autre indicateur est l’indice de Gini : plus il est proche de zéro, plus on s’approche de l’égalité (tous les individus ont le même revenu) et plus il est proche de un, plus on est proche de l’inégalité totale (un seul individu reçoit tous les revenus). Les comparaisons internationales de revenus moyens par habitant (PIB par habitant) exigent d’adopter un taux de change entre les monnaies nationales. On utilise généralement le « taux de change de parité de pouvoir d’achat (PPA) ». À ce taux de change, les prix des biens et services échangeables internationalement sont les mêmes dans tous les pays. C’est ainsi que le journal The Economist calcule tous les ans le taux de change qui égalise le prix du Big Mac dans tous les pays. Si le Big Mac vaut 5 € en France et 6 $ aux États-Unis, ce taux de change est 1 € = 1,2 $, car à ce taux 5 € = 6 $.

Les patrimoines, dont les deux principales formes sont les patrimoines immobiliers (et fonciers) et financiers, sont plus difficiles à mesurer. Un actif financier n’étant qu’une simple promesse de revenus futurs [1], son prix peut être très fluctuant. Il en est de même, dans une certaine mesure, des patrimoines immobiliers, soumis à des phénomènes de bulles spéculatives [2] et de krachs. Les inégalités de patrimoine se mesurent avec le même type d’indicateurs que celles de revenus. Ainsi, en France, les 10 % les plus riches possèdent 50 % du patrimoine total et reçoivent 25 % du revenu annuel total. La moitié la moins riche reçoit 30 % des revenus mais ne possède que 8 % du patrimoine. Dans tous les pays, les inégalités de patrimoine sont plus fortes que celles de revenus.

Plus difficiles à mesurer : les inégalités d’accès à l’éducation de base et supérieure, à la formation tout au long de la vie, à la culture, à la santé. Plus généralement, l’accès aux autres : être ou ne pas être connecté au bon réseau, habiter ou non les bons quartiers, avoir fréquenté ou non les bonnes écoles.

Ces trois formes d’inégalités économiques sont, bien sûr, liées entre elles. Les inégalités d’accès déterminent largement celles de revenus et réciproquement. Les patrimoines proviennent de revenus accumulés ou transmis par héritage. La probabilité pour un enfant de faire des études supérieures, de bénéficier de soins de qualité, de toucher de hauts revenus est d’autant plus grande que c’est déjà le cas de ses parents. Les inégalités se perpétuent de génération en génération.

Le constat et les causes

La question des inégalités économiques a connu un fort regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années. De nombreuses études ont montré que, tandis que les inégalités de revenus moyens entre pays ont été réduites sous l’effet du rattrapage des pays riches par certains pays émergents, les inégalités de revenus et de patrimoine à l’intérieur des pays ont augmenté depuis les années 1970. On constate, en particulier aux États-Unis, mais aussi en France, une très rapide augmentation – amplifiée depuis la crise de 2008 – des écarts entre les 1 % les plus riches et le reste de la population. Plus récemment, nous avons mis en avant que les inégalités d’accès en général (à l’éducation, à l’emploi, etc.) enfermaient un nombre croissant de femmes et d’hommes dans des trappes où ils sont économiquement inutiles aux autres et à eux-mêmes [3].

En France par exemple, les femmes et les hommes inutiles sont celles et ceux qui n’ont pas accès à l’emploi, ou alors sous la forme de petits boulots intermittents et mal payés qui ne leur permettent pas de progresser et d’améliorer leur sort et celui de leurs enfants. La globalisation des firmes, appuyée sur la globalisation numérique et l’effondrement des coûts de transport grâce aux containers, est la cause majeure de la croissance des inégalités dans chaque pays, tandis qu’elle a incontestablement contribué à la réduction des inégalités entre pays. Les firmes mondiales transfèrent des savoirs et des savoir-faire aux pays émergents, accélérant ainsi leur rattrapage mais elles mettent du même coup en féroce compétition tous les salariés produisant des biens et services internationalement échangeables, affaiblissant leurs capacités de négociation du travail et réduisant ainsi leur part dans le partage des revenus avec le capital. La globalisation financière amplifie l’instabilité des systèmes financiers, déjà instables par nature. En transmettant cette instabilité au reste de l’économie, elle aggrave encore les inégalités.

Deux voies

Aujourd’hui, tout le monde ou presque s’inquiète des inégalités croissantes, mais pour des raisons différentes : économiques pour les uns, politiques pour les autres. Pour les économistes de l’OCDE, du FMI et de nombreux gouvernements, c’est en raison de leur inefficacité économique que les inégalités sont critiquées. Selon eux, de trop fortes inégalités de revenus entravent la sacro-sainte croissance et la mobilité sociale, elle-même source de croissance. En réalité, les inquiétudes sur la croissance dissimulent toujours des problèmes d’inégalités. Rechercherions-nous désespérément en France une croissance plus forte si nous n’avions pas un tel niveau de chômage et de précarité ? Les Chinois seraient-ils aussi obsédés par leur taux de croissance s’ils ne voulaient pas à tout prix réduire l’écart avec l’Occident ? Les partisans de la décroissance ne la prônent-ils pas avant tout par souci d’équité avec les générations futures ? Faut-il réduire les inégalités ? Si oui, lesquelles en priorité ? Ces questions deviennent, dans cette vision des choses, purement politiques. Elles doivent être tranchées par un processus politique et la réponse peut s’avérer différente selon les pays et les cultures, plus ou moins tolérantes aux inégalités économiques. Une fois l’objectif collectif fixé par un processus politique, deux voies s’ouvrent pour agir sur des inégalités jugées excessives. Elles dépendent de la conception d’ensemble que se font les économistes qui les proposent de l’efficacité réelle des marchés. Les économistes libéraux ont pour la plupart une vision naturaliste des inégalités primaires. Les marchés sont, à leurs yeux, globalement efficaces et chacun y reçoit un revenu qui ne dépend que de sa propre productivité. Il ne faut donc pas s’en mêler, sous peine d’une perte d’efficacité économique. Si le résultat de la distribution primaire des revenus [4] est jugé politiquement insatisfaisant, il faut le corriger par des transferts aussi neutres que possible. « Neutre » signifiant que ces transferts ne modifient pas le libre fonctionnement des marchés. De ce point de vue, relever le Smic n’est pas un transfert « neutre », mais taxer plus lourdement les héritages pour produire des biens publics accessibles aux plus pauvres peut l’être.

D’autres économistes, dans une tradition qui remonte à Marx et passe par Keynes, jugent les marchés très imparfaits. Ils préconisent donc que les États interviennent directement sur le partage primaire des revenus. Par exemple, avec des réglementations telles que le salaire minimum, la lutte contre les situations de monopole et de rente et plus généralement la promotion de tout ce qui peut renforcer le pouvoir de négociation de ceux qui sont en bas de l’échelle des revenus, sans, naturellement, négliger les transferts pour compléter le dispositif.

Pierre-Noël Giraud
Auteur notamment de L’Homme inutile (Odile Jacob, 2015).

Ce texte est un extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent, sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.

Commander l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent. »


[1Voir Le commerce des promesses, Pierre-Noël Giraud, Points-Seuil, 2009.

[2Une bulle spéculative est un niveau de prix d’échanges (ici de biens immobiliers) qui dépasse la valeur en soi du bien échangé.

[3Voir L’homme inutile, Pierre-Noël Giraud, Odile Jacob, 2015.

[4Répartition des revenus entre les revenus du travail et les revenus du patrimoine (mobilier ou immobilier), entre les acteurs de l’économie, avant la « redistribution » (impôts et prestations).

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Date de première rédaction le 30 novembre 2017.
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