Face à la pauvreté, la puissance publique ne tient pas ses promesses. Avant-propos du « Rapport sur la pauvreté en France »
Comment vit-on avec moins de 1 000 euros par mois ? Le quatrième rapport sur la pauvreté en France vient de paraitre. Un état des lieux complet du sujet, unique en France. En voici l’avant-propos, par Anne Brunner et Louis Maurin de l’Observatoire des inégalités.
Publié le 3 décembre 2024
https://inegalites.fr/Le-Rapport-sur-la-pauvrete-en-France-edition-2024-2025-vient-de-paraitre - Reproduction interditeComment vit-on en France avec moins de 1 000 euros par mois, le montant du seuil de pauvreté [1] ? C’est le lot de cinq millions de personnes, adultes et enfants compris. Le dossier de notre quatrième rapport sur la pauvreté décrit la vie quotidienne d’une partie de la population privée de confort, de possibilités de se déplacer, de loisirs. Qui aura, par exemple, du mal à chauffer son logement cet hiver et qui, l’été prochain, ne partira pas à la mer ? Ce n’est pas toujours la misère, mais une vie à des années-lumière des joies de la consommation véhiculée par la publicité. Les deux tiers des Français les plus modestes n’ont pas les moyens de faire face à une dépense imprévue de 1 000 euros, nous dit l’Insee.
La France est loin d’être le pays le plus mal placé au classement de la pauvreté. Notre modèle social, avec les minima sociaux, le smic, les allocations, les retraites et d’autres éléments continue à protéger, à éviter le pire. Ce modèle nous coute cher parce que nous demeurons solidaires et ne supportons pas que des êtres humains soient relégués dans des conditions de vie inhumaines. Mais le fait que l’herbe soit moins verte ailleurs ne console pas celui ou celle qui prend chaque semaine le chemin des distributions alimentaires.
Face à la pauvreté, la puissance publique ne tient pas ses promesses. « [La Nation] garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence [2] », nous engage la Constitution. Ce texte est bafoué chaque jour.
Notre modèle social laisse encore trop de monde sur le bord de la route. Des jeunes, qui – sauf exceptions – doivent attendre l’âge de 25 ans pour avoir droit à un minimum social. Combien de centaines de milliers survivent grâce à l’aide de parents, d’amis, d’associations, galèrent et commencent une vie sous la dépendance des autres alors qu’à cet âge, on rêve en général d’un autre monde ? Des mères de famille monoparentale [3] qui conjuguent de très faibles revenus et un emploi du temps intenable pour gérer les enfants et les petits boulots.
Le durcissement des politiques migratoires empêche de travailler des étrangers établis sur notre sol depuis des années. La République française engorge ainsi les centres d’hébergement et laisse à la rue des milliers de personnes dont de nombreux enfants. La dissonance est immense entre les valeurs des droits humains et ce qui se joue chaque soir pour toutes celles et ceux qui, après avoir composé le 115 – le numéro d’appel d’urgence pour les sans domicile –, font face à une fin de non-recevoir (quand ils ont une réponse) et doivent passer la nuit dehors.
Les pouvoirs publics élaborent des discours et des plans sur la pauvreté. Des paroles qui restent trop souvent lettre morte. Pourtant, en 20 ans, le taux de pauvreté a augmenté de 7 % à 8 %, le nombre de pauvres de quatre à cinq millions [4]. Ceci alors que le chômage diminue depuis dix ans. Les associations caritatives procurent des logements, de la nourriture, des vêtements, mais elles atteignent aujourd’hui leurs limites. Cette sous-traitance de l’action sociale est justifiée dans certains cas, quand elle permet de combler des besoins d’urgence locaux grâce à une connaissance plus fine du terrain. Elle ne l’est plus quand l’État se défausse de ce qu’il devrait faire et qu’il faut agir à une large échelle partout.
Mais alors, que faire ?
Le rôle de l’Observatoire des inégalités, à travers ce rapport, est de mesurer, de sensibiliser et de permettre un débat mieux informé sur la réalité sociale de notre pays. Autant d’éléments indispensables pour que soient mises en place des politiques publiques plus justes. Il ne nous appartient pas d’établir un programme, mais plus de 20 ans d’observation de la société peuvent nous conduire à souligner les axes sur lesquels il faut agir.
En urgence, nous devons guérir avant de prévenir, parer aux situations les plus dramatiques. Remettre à plat le système des minima sociaux pour que chacun ait au moins de quoi vivre dignement, notamment les jeunes, est une nécessité. Notre proposition [5], faite il y a plusieurs années déjà, d’assurer au minimum un revenu équivalent au seuil de pauvreté, soit 1 000 euros mensuels pour une personne seule, reviendrait à dépenser 10 milliards d’euros environ, moitié moins que le manque à gagner pour les finances publiques dû à la suppression de la taxe d’habitation.
Il est urgent également de sortir de l’emprise politique de l’extrême droite et d’assouplir les conditions d’accès au travail des étrangers. Un simple coup de tampon des préfectures françaises libérerait des dizaines de milliers de places d’accueil en centre d’hébergement, ferait rentrer des cotisations sociales dans les caisses de l’État et, surtout, ouvrirait un horizon moins indigne à des adultes qui vivent en France depuis de longues années, et à leurs enfants.
Nous devons aussi prévenir. D’abord, changer la manière d’apporter une aide : que les travailleurs sociaux aient les moyens, du temps et des compétences pour considérer les difficultés des plus modestes et leur apporter les bonnes réponses. Et pouvoir suivre notamment les personnes en grande difficulté sur un temps long.
L’une des principales causes de la hausse de la pauvreté est la dégradation de l’emploi
L’une des principales causes de la hausse de la pauvreté est la dégradation de l’emploi : on a fait baisser le chômage à coup de flexibilité, de précarité et d’emplois sous-payés. Il faut re-réguler le marché du travail et pénaliser les entreprises, comme les services publics, qui abusent d’une précarité de masse.
Les services publics doivent aussi faire mieux. Il est indispensable de relancer une politique du logement social digne de ce nom. Vivre sous un toit convenable est la condition élémentaire d’une vie digne. Notre pays compte toujours quatre millions de mal-logés, nous dit la Fondation Abbé Pierre.
Enfin, rien ne changera durablement tant que notre pays ne refondera pas son système scolaire, que l’on conservera un système conservateur qui favorise les populations favorisées. Il fait en sorte que les enfants des classes modestes demeurent écartés des bonnes places. Une partie décroche, n’arrive pas à s’insérer dans l’emploi et reste pauvre. Cette révolution scolaire ne figure malheureusement dans aucun des programmes des partis politiques actuels.
Les pistes ne manquent pas. Contrairement à la volonté politique. Obnubilés par les sondages, focalisés sur l’immigration, les partis traditionnels, de droite comme de gauche, s’intéressent au fond assez peu à cette question. Pourtant, la population concernée par la pauvreté est beaucoup plus large qu’on le pense. Être pauvre n’est pas un état définitif : sur longue période, toute une partie des catégories populaires a déjà connu cette situation. Un tiers des Français se sentent pauvres ou craignent de le devenir dans les cinq prochaines années. L’incertitude du lendemain, mais aussi le sentiment d’être écarté de la bonne vie des classes favorisées – de leurs bonnes écoles à leurs départs en vacances, en passant par leurs logements confortables –, nourrissent un ressentiment sourd.
Si on n’y répond pas avec des solutions concrètes, il ne faut guère s’étonner ensuite des conséquences dans les urnes. Des enseignants aux travailleurs sociaux, en passant par les associations caritatives et les nouvelles formes de mobilisation de terrain pour soutenir les sans-papiers, il existe pourtant un immense mouvement, dont les forces sont largement sous-estimées. En attendant que nos élus les écoutent, pour celles et ceux qui refusent ce qui se joue aujourd’hui, il est toujours possible de grossir leurs rangs.
Anne Brunner et Louis Maurin
Rapport sur la pauvreté en France, quatrième édition – 2024-2025. Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édition de l’Observatoire des inégalités, novembre 2024.
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![]() Rapport sur la pauvreté en France, édition 2024-2025. |
[1] Notre seuil de pauvreté est équivalent à la moitié du niveau de vie médian.
[2] Article 11 du préambule de la Constitution du 7 octobre 1946.
[3] Des pères isolés aussi, mais dans 20 % des cas.
[4] En partie bien sûr du fait de l’augmentation de la population.
[5] « Pour un revenu minimum unique », Noam Leandri et Louis Maurin, Notes de l’Observatoire n° 5, Observatoire des inégalités, juillet 2019.
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