Salaires : les descendants d’immigrés africains et de parents nés outre-mer lourdement pénalisés
Les descendants d’immigrés d’Afrique ou de parents nés en outremer sont nettement moins bien payés à caractéristiques équivalentes. Un travail de recherche inédit en France permet enfin de mesurer des écarts de salaires qui résultent pour partie de discriminations. L’analyse des sociologues Mathieu Ichou et Ugo Palheta.
Publié le 30 octobre 2024
https://inegalites.fr/Salaires-les-descendants-d-immigres-africains-et-de-parents-nes-outre-mer - Reproduction interditeLes recherches sur les inégalités que subissent les descendants d’immigrés en France dans le monde du travail se sont souvent concentrées sur le risque d’être au chômage, laissant de côté la question des écarts de salaires. Pourtant, ces derniers sont des indicateurs cruciaux des inégalités de niveau de vie et de l’accès aux biens, comme le logement. Une nouvelle étude [1] montre qu’en France, les personnes dont les parents sont nés en Afrique subsaharienne, au Maghreb ou dans les départements d’outre-mer sont nettement pénalisées du point de vue salarial.
Jusqu’au milieu des années 2000, les données sur la situation professionnelle des enfants d’immigrés en France étaient limitées, rendant difficile une analyse des inégalités salariales. La majorité des études se concentraient sur les écarts entre les natifs (les personnes nées en France) et les immigrés, souvent expliqués par une maîtrise insuffisante du français ou une mauvaise reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger. En parallèle, le contexte politique français, réticent à reconnaître la diversité ethnique de sa population, compliquait la collecte de données sur les individus nés en France de parents immigrés.
Ce n’est qu’à partir de l’introduction de questions sur le lieu de naissance des parents dans les grandes enquêtes de la statistique publique et la production de l’enquête « Trajectoires et Origines » menée par l’Ined et l’Insee en 2008-2009 que l’on a commencé à mesurer systématiquement les inégalités entre enfants de natifs et enfants d’immigrés, en particulier à l’école et sur le marché du travail. Depuis deux décennies, plusieurs recherches ont mis en évidence de fortes inégalités ethno-raciales [2] d’accès à l’emploi, mais ont prêté moins d’attention aux inégalités salariales. Les quelques chercheuses et chercheurs qui ont travaillé spécifiquement sur les salaires parvenaient généralement à la conclusion que les inégalités de salaires dans ce domaine étaient négligeables – voire inexistantes – par rapport aux difficultés d’accès à l’emploi [3].
Ce consensus scientifique sur la faiblesse – voire l’absence – d’inégalités de salaires en fonction de l’origine est contesté par une nouvelle étude qui s’appuie sur des données des enquêtes sur l’emploi menées par l’Insee, recueillies sur une période de quatorze ans (de 2005 à 2018). Fondée sur un échantillon de plus de 260 000 salariés, cette recherche révèle des inégalités salariales substantielles, en particulier au détriment des individus nés en France de parents nés en Afrique subsaharienne, dans les outre-mer et au Maghreb, même après avoir pris en compte divers facteurs sociodémographiques comme l’âge, le diplôme, l’origine sociale et le lieu de résidence. Ces inégalités sont particulièrement marquées chez les hommes.
Ainsi, à caractéristiques équivalentes, les salaires nets mensuels des hommes dont un ou les parents sont originaires d’Afrique subsaharienne sont inférieurs de plus de 400 euros en moyenne à ceux des natifs. L’écart est de 328 euros pour ceux originaires d’outre-mer et de 186 euros pour ceux du Maghreb. Les écarts sont respectivement de 267, 131 et 98 euros chez les femmes. Les enfants de deux parents immigrés (de même origine) apparaissent également plus désavantagés que ceux issus de couples mixtes (un parent immigré et un parent né en France).
Écart de salaires selon le lieu de naissance des parents par rapport aux personnes à caractéristiques équivalentes dont les parents sont nés en France métropolitaine Unité : euros | ||
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Femmes | Hommes | |
Outre-mer | - 131 | - 328 |
Europe du Nord | Non significatif | Non significatif |
Europe du Sud | - 50 | Non significatif |
Europe de l'Est | Non significatif | Non significatif |
Maghreb | - 98 | - 186 |
Afrique subsaharienne | - 267 | - 407 |
Turquie / Moyen-Orient | Non significatif | Non significatif |
Asie du Sud-Est | Non significatif | Non significatif |
Source : Insee – Données 2005-2018 – © Observatoire des inégalités
Comment expliquer de tels écarts ? Plusieurs mécanismes complémentaires sont probablement à l’œuvre. D’abord, les membres de ces minorités sont souvent confrontés à des obstacles dans l’accès à l’emploi, ce qui peut les pousser à accepter des emplois moins bien rémunérés ou non adaptés à leur niveau de qualification. Ces choix, souvent contraints, ont un impact négatif tout au long de leur carrière et jouent sur leur salaire. De plus, la ségrégation professionnelle — le fait que les membres de certaines minorités soient surreprésentés dans des secteurs ou des postes moins rémunérateurs — joue sans doute également un rôle. Enfin, les expériences de discriminations salariales directes (recevoir un salaire inférieur pour un diplôme, un emploi et une ancienneté identiques) contribuent probablement à accroître les écarts observés.
Des pistes de recherche pour aller plus loin
L’étude propose plusieurs pistes de recherche à mener pour approfondir la compréhension de ces inégalités. Il serait pertinent d’examiner les revenus du travail indépendant (artisans, commerçants et auto-entrepreneurs), mais aussi et surtout les inégalités de patrimoine – dont on sait qu’elles sont beaucoup plus importantes que les inégalités de revenus – pour avoir une vision plus complète des disparités économiques selon l’origine. De plus, l’exploration de la situation professionnelle des descendants d’immigrés de la troisième génération (les petits-enfants d’immigrés) pourrait offrir des réponses à la question de l’éventuelle persistance au fil des générations des inégalités observées à l’encontre des enfants d’immigrés (la « deuxième génération »).
En révélant l’ampleur des inégalités salariales selon l’origine en France, cette étude suggère que le racisme ne se manifeste pas seulement sous la forme de préjugés ou d’idéologies, mais également à travers des inégalités très concrètes qui limitent l’accès aux ressources matérielles et pèsent sur la vie de celles et ceux qui en sont les victimes. Elle montre que les désavantages salariaux observés au détriment des enfants d’immigrés d’Afrique subsaharienne, des outre-mer et du Maghreb ne sont pas simplement le reflet de disparités socio-économiques, mais bien le résultat d’une forme de racisme et de discrimination sur le marché du travail qui s’articulent aux inégalités entre classes sociales. Ces constats appellent à des politiques plus ambitieuses de lutte contre les inégalités ethno-raciales : combattre le racisme ne peut pas se réduire à une pédagogie abstraite en faveur de la tolérance et de l’égalité, mais nécessite une transformation du fonctionnement de la manière dont est organisée notre société, en l’occurrence ici du monde du travail.
Une étude innovante |
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Plusieurs raisons expliquent pourquoi cette étude parvient à des conclusions différentes de celles précédemment publiées. Premièrement, la taille de l’échantillon est exceptionnellement grande, permettant une puissance statistique suffisante pour détecter des écarts salariaux entre les groupes ethno-raciaux. Deuxièmement, l’étude distingue les enfants d’un parent immigré de ceux de deux parents immigrés, ainsi que les enfants de natifs des outre-mer, mettant en évidence des désavantages salariaux spécifiques à ces groupes. Enfin, la plupart des études réalisées antérieurement ne tenaient pas compte du lieu de résidence. Or, l’inclusion de cet indicateur dans les modèles statistiques permet de mettre en évidence des inégalités salariales importantes entre les enfants de natifs et certaines minorités racisées [4]. |
Mathieu Ichou, chercheur à l’Ined, et Ugo Palheta, maitre de conférences de l’université de Lille
Photo / © Patrick Heagney
[1] « Un salaire de la blanchité ? Les revenus salariaux, une dimension sous-estimée des inégalités ethno-raciales en France », Mathieu Ichou et Ugo Palheta, Revue française de sociologie, 64(4), 2023.
[2] On parle d’inégalités ethno-raciales pour désigner les inégalités fondées sur l’origine, réelle ou supposée, la couleur de peau, ou encore la religion (ces dimensions pouvant bien souvent être mêlées).
[3] Voir par exemple : « Les différences liées à l’origine nationale sur le marché du travail français », Romain Aeberhardt, Roland Rathelot, Revue française d’économie n° 28, 2013.
[4] Le terme de « racisés » renvoie au processus à travers lequel certains groupes sont assignés – en raison de leur origine, réelle ou supposée, de leur couleur de peau ou de leur religion – à une position subalterne, considérés comme des « fauteurs de trouble » ou renvoyés à des « problèmes » (chômage, échec scolaire, délinquance, etc.).
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