« Les difficultés alimentaires d’une partie de la population s’aggravent ». Entretien avec Nicole Darmon
L’inflation a aggravé les difficultés d’une partie de la population. Le manque d’argent contraint les plus précaires à une alimentation insuffisante et néfaste à la santé, explique la chercheuse en santé publique Nicole Darmon.
Publié le 17 septembre 2024
https://inegalites.fr/Les-difficultes-alimentaires-d-une-partie-de-la-population-s-aggravent - Reproduction interditeUne partie de la population a du mal à se nourrir convenablement. Qu’est-ce que l’insécurité alimentaire ?
On parle d’insécurité alimentaire lorsqu’une personne a manqué d’argent au cours des 12 derniers mois pour acheter de la nourriture, pour faire des repas équilibrés, pour manger à sa faim ou a été obligée de sauter des repas ou de manger moins par manque d’argent. Au total, 11 % des adultes seraient concernés : 7 % des Français sont en insécurité dite « modérée » (ils déclarent entre deux à quatre difficultés sur les six questions posées) et 4 % sont en insécurité « sévère » (ils sont concernés par cinq ou six difficultés), selon l’enquête de l’Agence nationale de la sécurité alimentaire (Anses) réalisée en 2015 [1].
Depuis, comment ce chiffre a-t-il évolué ?
Malheureusement, on ne sait pas mesurer les variations depuis cette date, car il n’y a pas eu de nouvelle enquête officielle. L’année dernière, le sondage CWays-Nestlé [2] a mesuré l’insécurité alimentaire avec le même questionnaire que l’Anses, au téléphone cette fois. Résultat : 37 % des Français seraient en insécurité alimentaire en 2023.
Cela représenterait plus de 20 millions de personnes en insécurité alimentaire. N’est-ce pas surévalué ?
Il est possible que cette hausse témoigne moins d’un problème de revenu que de la souffrance d’une partie de la population qui ne peut pas suivre les injonctions de plus en plus nombreuses en matière d’alimentation. Manger bien, ce n’est plus seulement manger équilibré. Il faut manger bio, éthique, local, brut, etc. Or, les produits bios sont beaucoup plus chers. Cela joue sur la perception de ne pas parvenir à manger correctement pour des raisons financières.
Une étude du Crédoc [3] sur le sujet est intéressante parce qu’elle a été répétée plusieurs fois depuis 2016, ce qui permet de mesurer une évolution. Elle évalue « l’insuffisance alimentaire », sans se focaliser sur les seules privations pour des raisons financières. Ainsi, en 2016, 9 % des personnes répondaient qu’il leur arrivait de ne pas avoir assez à manger. En novembre 2022, en pleine période de hausse des prix de l’alimentation, 16 % des répondants étaient dans ce cas. C’est une aggravation notable : quatre points de plus par rapport à juillet 2022 et sept points de plus par rapport à 2016.
Les « gilets jaunes » avaient déjà alerté sur les difficultés des classes populaires. Depuis, il y a eu le Covid-19, la guerre en Ukraine et 22 % d’inflation sur les produits alimentaires entre 2021 et 2023, selon l’Insee. Les difficultés d’une partie de la population pour se nourrir suffisamment et de manière satisfaisante s’aggravent.
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On voit aussi que les comportements d’achats alimentaires caractéristiques des plus pauvres se répandent dans la population : acheter des premiers prix, se restreindre en quantité. Malgré l’absence de données officielles, ces indices montrent que l’insécurité alimentaire augmente. Mon hypothèse, c’est que ce sont les achats de fruits et légumes frais qui en pâtissent. La « stratégie des premiers prix » trouve ses limites pour ces produits. La gamme de prix des yaourts s’étend de 50 centimes à deux euros les quatre. Mais, au supermarché, on n’a guère le choix sur le prix des carottes.
Les inégalités en matière d’alimentation sont-elles une question d’argent ?
Les habitudes alimentaires sont très variables et ne dépendent pas que du niveau de revenus, mais aussi de l’âge, du sexe, du niveau d’éducation... Tout de même, si on divise la population en cinq tranches de revenus, les personnes qui appartiennent au premier cinquième consomment moins de fruits et légumes que les autres.
À l’intérieur des personnes les plus modestes, on constate une fracture
Et à l’intérieur des personnes les plus modestes, on constate une fracture [4]. D’un côté, des gens en insécurité alimentaire ou avec des revenus faibles, qui subissent une alimentation délétère pour leur santé. De l’autre, le reste de la population pour qui ça ne va pas si mal.
Concrètement, en quoi consiste cette fracture ?
Il existe de nettes différences de consommation alimentaire parmi les personnes modestes, entre celles qui sont en insécurité alimentaire et les autres. Les ménages qui ne se perçoivent pas en insuffisance alimentaire compensent au quotidien leur manque de revenus par la consommation de pâtes, de féculents, de riz. Tandis que les personnes qui déclarent qu’« il leur est souvent arrivé au cours des douze derniers mois de ne pas avoir assez à manger pour des raisons financières » consomment peu de fruits et légumes. Elles consomment des féculents plus raffinés et plus de produits sucrés, notamment des boissons.
Tout dépend des conditions de vie. Les personnes qui peuvent cuisiner atténuent les effets du manque d’argent. Mais lorsque le contexte social et matériel ne permet pas de préparer de vrais repas, les boissons sucrées sont immédiatement accessibles, à n’importe quelle heure et sans préparation.
Que font les politiques publiques ?
La réponse de l’État français et de l’Europe à l’impératif de « lutter contre la précarité alimentaire », c’est l’aide alimentaire en nature, c’est-à-dire la distribution de colis, de paniers ou de repas. Ce n’est pas la solution optimale.
Les associations sont débordées et l’accès est très inégal selon le territoire où l’on habite et selon les critères que les associations doivent fixer pour faire face à la demande. Ces organisations privées font face à des difficultés logistiques. Le contenu des colis dépend des dons qu’elles reçoivent, des surplus des supermarchés par exemple. Les associations ont probablement beaucoup amélioré l’équilibre nutritionnel des paniers au cours des deux dernières décennies, mais on manque de données pour le vérifier. Au fond, ces organisations subissent les mêmes contraintes que les personnes qu’elles veulent aider.
Quelles sont les solutions ?
L’aide alimentaire répond à l’urgence mais on doit prévenir les situations d’insécurité alimentaire. Dans un rapport publié en 2021 avec d’autres chercheurs [5] , nous préconisons de créer une « sécurité sociale de l’alimentation ».
Le principe ressemble à celui des allocations familiales. Une allocation alimentaire – par exemple de 150 euros par mois et par personne – serait versée à toute la population. Cette mesure serait financée par une cotisation sociale proportionnelle au revenu. Ainsi, chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Cette allocation serait utilisable pour des produits et dans des circuits de distribution qui auraient fait l’objet d’un conventionnement, selon des critères à définir démocratiquement, à l’échelle territoriale. C’est ainsi que le remboursement des médicaments a démarré, aux débuts de la Sécurité sociale.
L’industrie agroalimentaire fonctionne toujours comme au temps des Trente Glorieuses : le système produit beaucoup, pas cher, mais il laisse de côté à la fois des producteurs et des consommateurs aux faibles revenus. Si on veut faire dévier le paquebot, il faut associer les producteurs et les distributeurs. Surtout, il faudra une volonté politique affirmée.
Nicole Darmon est directrice de recherche honoraire en nutrition et santé publique à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
Propos recueillis par Anne Brunner.
Photo / © Amir Rezzoug
[1] « Étude individuelle nationale des consommations alimentaires 3 (INCA 3) », Agence nationale de sécurité alimentaire (Anses), juin 2017.
[2] Enquête réalisée en juillet et août 2023 par CWays pour l’Observatoire des vulnérabilités alimentaires de la Fondation Nestlé France.
[3] « En forte hausse, la précarité alimentaire s’ajoute à d’autres fragilités », Marianne Bléhaut et Mathilde Gressier, Consommation & Modes de Vie n° 329, Crédoc, mai 2023.
[4] Voir « Dietary environmental impacts of French adults are poorly related to their income levels or food insecurity status », Marlène Perignon et al., European Journal of Nutrition n° 62, 2541-2553, 2023.
[5] « Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs », France Caillavet, Nicole Darmon et al., Terra Nova, novembre 2021.
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