Les politiques culturelles, déconnectées, excluent trop souvent les catégories populaires
Les politiques culturelles imposent un modèle dominant de la culture qui exclue trop souvent les catégories populaires et moyennes. C’est l’un des facteurs du rejet actuel du politique et des partis traditionnels. Le point de vue de Fabrice Raffin, sociologue, maître de conférences à l’université de Picardie Jules Verne, adapté d’une tribune initialement parue dans le journal Le Monde.
Publié le 24 septembre 2024
https://inegalites.fr/Les-politiques-culturelles-deconnectees-excluent-trop-souvent-les-categories - Reproduction interditeLes politiques publiques du domaine de la culture en France sont fondées sur des principes généreux d’éducation et d’émancipation. Le problème, pour ceux qui – professionnels de la culture en tête – placent en elles de tels espoirs, est qu’elles produisent au bout du compte surtout des effets de domination et d’exclusion.
En effet, sous couvert de démocratisation, les professionnels de la culture et leurs publics attitrés définissent ensemble une culture institutionnelle qui est surtout la leur. Dans les faits, elle correspond fort peu aux désirs de la majorité des Français (seulement 3 % [1] d’entre eux par exemple ont un abonnement dans une institution culturelle). Pourtant, loin d’être éloignés de la culture, ces publics fuyants ont bien en la matière des attentes et leurs propres pratiques, hors de ces institutions. Des publics qui ne les fréquentent pas déclarent inlassablement à leur endroit, au fil des enquêtes depuis les années 1990 : « Ce n’est pas pour nous ». Encore faut-il comprendre le fondement de ce rejet et sa traduction politique.
En premier lieu, la politique de démocratisation culturelle française est avant tout « bourgeoise », dans un sens très précis. Elle s’est en effet constituée à la fin du XVIIIe siècle, contre l’aristocratie (superficielle) et contre le peuple (vulgaire) sur une base que l’on pourrait qualifier d’« intellectualiste » au sens où elle valorise l’accès à la connaissance et à la « vérité » par les formes artistiques. Souvent par souci d’éduquer, la « véritable » qualité artistique se mesure encore aujourd’hui dans la capacité des œuvres à nous faire comprendre le monde et la condition humaine. Cette logique, portée principalement par le ministère de la Culture, valorise tantôt la contemplation des œuvres majeures de l’histoire de l’art, tantôt des formes contemporaines reconnues par les seuls professionnels de la culture.
Ses partisans tendent à ne pas reconnaître digne d’intérêt une gamme de pratiques culturelles majoritaires comme les danses et les musiques country des mondes ruraux, les fanfares, les chorales et carnavals, les pratiques théâtrales (cosplay [2], reconstitution historique), plastiques (fan art [3], tatouages), et toutes les pratiques numériques. Ces pratiques sont culturelles non parce qu’elles donnent accès à des œuvres socialement valorisées par une élite, mais parce qu’elles permettent une expérience hors du commun, faite d’émotion, de plaisir et de fête. Une conception qui valorise la participation durant les moments culturels, par la danse, le chant, les cris, la pratique. Très physique, cette expérience est bien différente de la contemplation distante, réfléchie et retenue des milieux culturels. Si André Malraux [4] affirmait que « si la culture existe, ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent », il semble au contraire que, parmi nos contemporains, les attentes des publics soient bien plus ludiques, voire prosaïques.
On pourra arguer qu’avec la politique de démocratisation de la culture menée depuis Jack Lang, les institutions se sont ouvertes à ces formes plus populaires. Ce n’est en réalité pas tout à fait le cas. D’abord, les subventions de l’État vont toujours en majorité vers des équipements classiques qui dépassent rarement la logique intellectualiste (comme des musées ou des théâtres). Les équipements et manifestations qui s’adressent à un public plus large (comme le théâtre de rue, les carnavals, le cinéma en plein air, etc.) restent peu subventionnés. De plus, lorsque, exceptionnellement, ces institutions soutiennent ces formes populaires, c’est en général pour mieux se les approprier. Ce processus de transformation en objet artistique d’une chose qui ne l’était pas au départ est perceptible dans les mots qui qualifient ces pratiques lorsqu’elles deviennent subventionnées : le cirque est devenu « arts du cirque » ; le théâtre de rue, « art dans l’espace public » ; la BD, « 7e art » ; le hip-hop est passé du côté de la danse contemporaine, le graff est devenu de l’art contemporain…
Bourgeoises et excluantes, les institutions culturelles symbolisent enfin une autre dimension de la rupture avec les milieux populaires : elles sont urbaines, voire parisiennes. Ce dernier point pourrait paraître exagéré. Il est pourtant à la genèse du projet des maisons de la culture qui, selon les termes de Malraux en 1959, « dans chaque département français diffuseront ce que nous essayons de faire à Paris », afin que « n’importe quel enfant de 16 ans, si pauvre soit-il, puisse avoir un véritable contact (…) avec la gloire de l’esprit de l’humanité ». Le misérabilisme rivalise ici avec le mépris pour la province. Malgré leurs efforts, les institutions culturelles des villes françaises, censées s’ouvrir à la diversité et aux productions locales, restent orientées vers un étalon artistique situé à Paris. Et lorsque les collectivités territoriales développent, depuis les années 2000, leurs propres politiques sur une base plus événementielle pour se rapprocher des populations, le conflit devient ouvert avec les professionnels de la culture.
S’il convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, peut-être faudrait-il aussi reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations
Aussi, dans le rejet actuel du politique, lisible dans le vote extrémiste ou l’abstention, il y a parmi les classes populaires un sentiment de domination et d’impuissance qui concerne aussi la culture institutionnelle. Le modèle artistique des professionnels impose un usage social dominant de la culture, mais il en existe une infinité d’autres, chaque jour réinventés par chaque groupe social. Il ne s’agit pas de dire que tout se vaut en matière culturelle, mais seulement qu’il existe des pratiques aux logiques différentes. Aussi, s’il convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, peut-être faudrait-il aussi reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations.
Fabrice Raffin est maître de conférences en sociologie à l’université Picardie-Jules-Verne et chercheur au laboratoire Habiter le monde. Cet article est une version revue : « Les politiques culturelles correspondent toujours peu aux attentes de la majorité des Français », Fabrice Raffin, Le Monde, 24 juillet 2024 [5].
Photo / © Vlah Dumitru / Unsplash
[1] Voir Léa Garcia, Anne Jonchery, Claire Thoumelin, « Les sorties culturelles des Français », ministère de la Culture, février 2024.
[2] Pratique consistant à se déguiser et se maquiller pour incarner un personnage de manga, de film d’animation, de jeu vidéo, etc.
[3] Dessin inspiré d’un dessin animé ou d’un manga par exemple.
[4] Ministre de la Culture de 1959 à 1969.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)