Entretien

« Les riches sont deux fois plus nombreux à partir en vacances que les pauvres, et cela depuis 30 ans ». Entretien avec Sandra Hoibian, du Crédoc

Partir en vacances, souvent et loin, c’est d’abord une question de revenus. Mais c’est aussi une question de milieu social. Entretien avec Sandra Hoibian, directrice du pôle Évaluation et société au Crédoc.

Publié le 3 juillet 2020

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Modes de vie Catégories sociales Culture et loisirs

Que peut-on dire aujourd’hui des inégalités face aux vacances ?

Depuis 2016, nous constatons une légère diminution du taux de départ que nous associons à la montée de la flexibilité du marché du travail, qui rend plus difficile de prendre des congés. Ceci dit, au fond le taux de départ en vacances varie peu depuis une trentaine d’années, autour de 60 %. De même que les écarts entre les groupes sociodémographiques : les riches sont deux fois plus nombreux à partir en vacances que les plus pauvres, et cela depuis trente ans [1].

Qu’est-ce qui explique ces écarts ?

Notre enquête montre que le budget vacances, pour les plus modestes, est bien supérieur à leur budget santé, par exemple. Partir en vacances est une variable d’ajustement importante. En cas de difficultés financières, on réduit un peu les soins, l’alimentation, mais on supprime surtout les vacances.

Les inégalités ne portent pas que sur le fait même de partir. Partir plus ou moins loin distingue aussi les catégories sociales. Les voyages à l’étranger sont clairement le propre d’une petite partie de la population, de même que les vacances au ski. Il y a une sorte de surmédiatisation des voyages marchands par rapport à la réalité des pratiques : les sports d’hiver, par exemple, qui envahissent nos journaux télé en février, concernent seulement 8 % de la population.

La fréquence des séjours compte aussi. Ce n’est pas la même chose de partir une fois dans l’année ou six fois, en s’offrant régulièrement des week-ends hors de son domicile. Les plus aisés recourent au « low cost », à Airbnb, pour partir plus souvent mais pas forcément longtemps, et multiplier les départs. Les plus modestes rentabilisent le trajet en restant plus longtemps à un même endroit, car les frais de transport représentent une partie importante du budget total des vacances.

Est-ce seulement une question de revenus ?

Non. Un autre frein au départ en vacances et à la multiplication des séjours tient au réseau social. Avoir de la famille ou des amis dans un endroit agréable et avec une maison assez grande pour accueillir est un avantage pour partir souvent. Là aussi, il faudra prévoir de faire un trajet pour ne rester que quelques jours : on ne peut pas s’imposer plusieurs semaines chez les autres.

Il y a aussi de grandes différences dans la gestion du temps des vacances. Une journée « vacances » pour les plus aisés et les plus diplômés, qui ont l’habitude de faire du sport, de sortir, de voir des spectacles au quotidien, va être très remplie. Ils vont multiplier, exactement comme ils le font tout au long de l’année, les pratiques sportives et culturelles.

A-t-on une idée de l’impact que peut avoir la crise sanitaire actuelle ?

Sans nul doute, les inégalités vont se creuser. La proportion de bas revenus qui partent en vacances va diminuer car ce sont les catégories qui ont été très touchées par l’arrêt de l’économie (non-renouvellement des CDD, fermetures annoncées d’usines, arrêt des « petits boulots » étudiants) et qui parfois ont dû s’endetter pour tenir le coup. En 2008, lors de la crise précédente, le taux de départ en vacances avait perdu quatre points d’un coup pour atteindre son taux plancher et, surtout, la chute avait été particulièrement marquée pour les 10 % les plus pauvres pendant plusieurs années [2].

Que leur activité ait subsisté ou pas, les indépendants (surtout les plus modestes) qui avaient déjà du mal à partir ne pourront sans doute pas se permettre une pause estivale. Les personnes avec des difficultés de santé, qui partent habituellement moins en vacances, auront vraisemblablement des inquiétudes amplifiées par rapport au virus. À l’opposé, les hauts revenus se sont constitué un matelas d’épargne car la consommation a été, de fait, arrêtée pendant deux mois, et continue d’être freinée par le respect des gestes barrières et de la distanciation physique. Ils mobiliseront une partie de cette épargne pour se faire plaisir cet été, après la dureté du confinement.

Une inconnue demeure sur les prix des offres touristiques qui peuvent jouer sur l’inégalité de l’accès aux vacances. Le secteur a été très touché et il le sera encore cet été avec des capacités d’accueil réduites (éloignement des tables dans les restaurants, etc.), des activités de loisirs fermées ou limitées (plages dynamiques, interdiction des festivals et des activités sportives collectives, etc.), et des coûts accrus (liés aux normes d’hygiène renforcées), ce qui nuira à leur équilibre économique. Certains seront tentés de réduire leurs prix pour essayer de sauver les meubles et de maintenir une activité coûte que coûte, d’autres d’augmenter leurs prix pour prendre en compte ces différents critères. Difficile de prévoir comment l’ensemble évoluera.

En quoi l’accès aux vacances peut-il avoir une influence sur les inégalités ?

Les inégalités sociales sont grandes, mais, malgré tout, les vacances demeurent un moment privilégié pour rompre, au moins en partie, la forte segmentation des pratiques culturelles et sportives entre catégories sociales qui prévaut tout le reste de l’année. Sur la plage, dans les festivals, dans les visites du patrimoine, au travers des animations, il y a moins d’entre-soi, les couches sociales se côtoient plus qu’à l’habitude. Les vacances peuvent constituer une occasion de découvrir, d’expérimenter des pratiques culturelles et sportives, de façon plus simple et à moindre coût (en les testant de manière éphémère, voire gratuitement selon les politiques mises en place). En mettant en place des politiques qui favorisent les départs en vacances, et en les accompagnant d’offres de loisirs accessibles sur les lieux de villégiature des plus modestes, on a une opportunité de faire bouger les lignes des inégalités sociales.

Les vacances constituent un élément fort de l’intégration sociale, aux côtés des dépenses pour l’hygiène, la beauté et le numérique [3]. Ces dépenses ne sont pas superflues, comme on pourrait le penser. Entre deux personnes qui ont le même niveau de vie, le même âge, le même sexe, qui vivent dans une commune de même taille, celle qui part en vacances se sent plus aisée que celle qui ne part pas [4]. Au-delà de donner à voir un certain statut social, les vacances créent aussi de la sociabilité, à la fois sur les lieux de vacances, mais également au retour : on peut en parler avec son entourage, ses collègues, ses voisins, sans risque de polémique. C’est un sujet consensuel, un peu comme le foot. Ces constats sont évidemment encore plus vrais pour ceux qui ont des enfants : les familles qui ne peuvent pas offrir de vacances à leurs enfants expriment un sentiment d’exclusion.

Comment réduire les inégalités face aux vacances ?

Les aides financières au départ en vacances sont essentiellement mobilisées par les classes moyennes parce qu’elles sont salariées et qu’une partie dispose de chèques-vacances [5]. Il faudrait créer de nouvelles aides et rendre plus visibles celles qui existent : les Caisses d’allocations familiales offrent par exemple des aides aux vacances, mais ce sont des enveloppes ponctuelles, décidées localement, et donc pas nécessairement bien identifiées par le public qu’elles devraient viser.

On pourrait aussi imaginer une aide à l’organisation des vacances. Monter son projet vacances n’est pas simple pour tout le monde et nécessite du temps et des connaissances pour optimiser le budget, le temps, prévoir les activités à faire avec les enfants. Il y a beaucoup de méconnaissance et d’anxiété, notamment vis-à-vis des arnaques sur Internet, pour ceux qui n’ont pas l’habitude de partir. Les offres de la nouvelle économie sont peu sécurisantes, un label ou une plateforme de l’État pourraient en garantir la fiabilité et rassurer les plus modestes. Le risque financier est déjà trop important pour se permettre que le projet capote.

Enfin, il y a un troisième levier : l’éducation aux vacances. Quand on a eu l’habitude, petit, de partir en voyage, on a moins d’appréhension face à l’inconnu que les vacances peuvent représenter par rapport aux habitudes quotidiennes. Il faut donc faire en sorte que les plus jeunes partent davantage.

Qu’en est-il de ce que l’on appelle « les colos » ?

Ce qu’on appelait autrefois les « colonies de vacances », qui s’adressent d’abord aux milieux populaires, sont en nette diminution alors qu’une offre coûteuse de séjours aux activités multiples se développe. Il faudrait soutenir l’offre populaire comme cela a été fait autrefois. Avec des séjours qui comprennent des activités de qualité pour les enfants, pour un prix abordable, dans des lieux qui rassurent les parents. Pour encourager les parents à inscrire leurs enfants en séjour collectif, on pourrait aussi sensibiliser au fait que les vacances constituent un outil pour l’épanouissement des enfants, d’intégration sociale, voire d’ascension sociale. On sait par exemple que les individus vont davantage au musée dès lors qu’ils ont des enfants parce qu’ils savent que cela peut encourager la réussite de leur progéniture. Un argument sans doute utilitariste, mais qui pourrait être efficace.

Avec la crise du coronavirus, la jeunesse a été particulièrement désocialisée et éloignée des cadres habituels que constitue l’école. Un plan tourisme social a été annoncé pour favoriser le départ en colonies de vacances. C’est une bonne chose si ce plan est accompagné de moyens réels. Cela pourra favoriser le départ en vacances des enfants de catégories modestes et possiblement l’élargir aux catégories moyennes. La dernière étude menée par le Crédoc pour l’Observatoire des vacances et des loisirs des jeunes (Ovlej) [6] sur ce thème montre que les 5-19 ans sont plus nombreux à partir en séjour collectif chez les hauts revenus et chez les bas revenus, que dans les classes moyennes.

Propos recueillis par Louis Maurin.

Photo / © Credoc


[1Voir notre article « Qui part en vacances ? ».

[2« Les catégories défavorisées, de plus en plus sur le bord de la route des vacances », Sandra Hoibian, Note de synthèse, Crédoc, juillet 2012.

[4« 2009 : avec la crise, la recherche de vacances économes se développe. », Sandra Hoibian, Collection des rapports du Crédoc n° 262, Crédoc, mars 2010.

[5Les chèques-vacances, proposés par l’employeur, permettent de financer des activités culturelles et de loisirs. Voir notre article « Qui reçoit des aides financières pour partir en vacances ? ».

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Date de première rédaction le 27 juillet 2018.
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